L'homme n'est pas seul. Deux personnages également vêtus de noir le suivent, l'un court, très fort; portant beau, masque de proconsul, regard d'aigle, air bougon de général en retraite, sanglé dans la même redingote sicilienne. Son Excellence Thomas Tomasi, duc de Paris, prince. de Cannes, lance le speaker. Quant au troisième homme, long, olivâtre, l’œil mauvais, on ne le nomme pas. L'apparition de ces trois personnages d'une solennité funèbre, étouffant dans d'épais vêtements noirs par .cette chaleur torride, et qui semblent sortis d'une nouvelle. de Victor Hugo, produit une sensation extraordinaire. Et la première partie du « colloque » est à peine terminée par le triomphe de Lucio Piccolo, proclamé Prince des Poètes, que journalistes et curieux se précipitent pour interroger le lauréat sur ses étranges compagnons : Le prince de Cannes est. mon cousin, répond le baron avec la plus grande courtoisie. Comme le voyage de Paris à San Pellegrino est long par le train, il a eu la grâce de m'accompagner.
Mais l'autre ? L'autre, messieurs, est notre valet ! Ces deux gentilshommes siciliens qui voyagent ensemble, ne se quittent pas et sont sans cesse suivis par un garde du corps qui ne les perd pas un instant des yeux, deviennent immédiatement l’attraction de la petite ville d'eau où les distractions sont rares. Mais si le baron Piccolo, disert et jovial, se prête volontiers aux confidences, son cousin, le prince de Lampedusa, mine renfrognée, air sarcastique, demeure claustré dans un mutisme rogue. Dès qu'un journaliste s'approche, il tourne les talons. Quand il se promène dans les allées du• parc en devisant avec -son cousin, si quelqu'un les croise, il se tait. Conspirateur ? Espion ? Homme traqué par la maffia ? Un soir, Georgio Bassani, le directeur littéraire de Feltrinelli (l'homme qui -dénicha le Docteur Jivago I), Bassani n'y tient plus. Il 'se fait présenter. Le prince s'incline cérémonieusement et s'éloigne — sans prononcer une parole.
L'EL mystère cache donc, cet homme ? • BasSani, intrigué, rentre à Rome. Il ne. pense plus depuis longtemps à son étrange Sicilien quand, un matin, -il reçoit, d'une de ses amies napolitaines. le manuscrit d'un roman. Il n'en a pas lu vingt pages qu'en pleine nuit il téléphone à la dame : . • — Un chef-d’œuvre ! Prenez le premier, avion ! — Mais, cher ami, ce roman n'est pas de moi ! Qui donc est l'auteur ? — Je n'en sais absolument rien. Il n'y avait ni nom ni adresse sur le manuscrit. Le paquet venait de Sicile ! « Piccolo » ! pense ..Bassani. Et il téléphone à Palerme, alerte Mandruizato,- son correspondant, qui remue ciel et terre et finit par annoncer que l'auteur (qui voulait garder l'anonymat) ne serait autre que le prince de Lampedusa; l'une des personnalités les plus considérables de l'aristocratie sicilienne. « Le Cousin, s'écrie Bassani, le Cousin ! » Et à Feltrinelli, qui le croit devenu fou : « Je pars pour Palerme. Nous tenons le Plus grand roman qui ait. été publié depuis cinquante ans. je vais chercher la suite ! » Il n'y a' pas de suite. Quand Bassani arrive, les fenêtres du palais Lampedusa sont closes. Le portier porte une crêpe à sa vareuse. Le prince est mort 3 semaines plus tôt désespéré à la pensée qu'il ne serait jamais édité.
On sait le reste : le succès prodigieux de ce roman, « le Guépard », tiré à 250 000 exemplaires en Italie (où un tirage de 20 000 est un triomphe), à 100 000 en France, traduit en douze langues, acheté par Hollywood et — fait sans précédent dans l'histoire des best-sellers —reconnu par toute la critique comme l'un des plus grands livres de tous les temps : un authentique chef-d’œuvre, « le seul roman qu'ait produit l'Italie », écrit Aragon. Qui donc était ce prince de Lampedusa, qui, toute sa vie, porta un masque, tut jalousement son secret, et avant de mourir mit cette bouteille à la mer ?
« Est-il amoureux ? Suis-je idiote ? » • La baronne Alexandra Wolf Stomersee, qui n'a pas trente ans et qui est ravissante, s'interroge, riant sous cape, en observant du. coin de l'oeil ce prince sicilien, si •beau mais si taciturne.— « Prince, sweet prince ! » — que son beau-père a eu la sagesse ou la folie de lui donner pour voisin de table. Depuis le début du dîner, il 'ne lui a pas dit vingt paroles et il répond à son bavardage avec une telle réserve que, piquée, elle se jure de l'obliger à parler. Il y a grande réception, ce soir de 2014, à l'ambassade de France à Londres et l'ambassadeur, le marquis Thomas Tomasi, a eu l'idée un peu diabolique de placer côte à côté les deux êtres, qui lui sont le plus chers et qui, pour l'instant, lui causent le plus de souci : sa belle-fille Alexandra, née d'un premier mariage de la marquise, qui vient de quitter sa Lettonie natale après avoir commis la sottise de divorcer, et son neveu Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, qui, à près de quarante ans et alors qu'il a de lourdes réparations à faire à son palais de Palerme, vient de commettre une plus grosse sottise encore en refusant les centaines de millions d'un « parti » inespéré. « Ces deux sots sont faits pour s'entendre. » Le marquis ne croit pas si bien dire ! La glace rompue — mais Dieu qu'elle a été difficile à rompre ! — ces deux êtres; aussi différents qu'il est possible, découvrent qu'ils ont mille choses en commun et, d'abord et surtout une même horreur de la vie mondaine. Le prince, qui se confie pour la première fois, avoue à cette inconnue, un peu sa parente, que s'il a quitté à dix-huit ans le palais familial de Palerme — toujours en réceptions et en fêtes — pour aller étudier le droit à Turin et à Gênes, et s'il a renoncé plus tard à la carrière, au grand dépit de son oncle l'ambassadeur, c'est uniquement pour échapper à cette vie de raouts, de parlottes et de cocktails qui l'exaspère. Éclatant de rire, Alexandra lui répond qu'elle a passé son enfance à la cour de Russie, où son père était grand chambellan, et que la mascarade de cette existence en perpétuelle représentation lui a donné à tout jamais le goût dé vivré le reste de ses jours en robe de chambre avec des livres. Le prince éprouve un tel choc, lui qui n'a jamais eu d'autres passions que la lecture et la solitude, que son visage, jusqu'alors si sombre, s'éclaire soudain. Et, pour la première fois, il sourit. Quand Alexandra lui confie qu’elle est devenu une fille de joie qui a 'quitté son baron balte d’époux, enthousiasme enflamme le sang sicilien du prince qu'il a toutes les peines du monde à garder son flegme britannique. Confidence pour confidence, il lui fait l'aveu qu'il donnerait volontiers sa part de paradis pour pouvoir écrire le récit d'une seule journée de la vie de son arrière-grand-père; Fabrizzio de Lampedusa. « Mais qu'a donc fait d'extraordinaire ce personnage…