Sam, tu es là ? Pas de réponse. J'insiste quand même. — Il y a quelqu'un ? (Voilà bien une question idiote. Que ferai-je le jour où une voix d'outre-tombe me répondra « Non, il n'y a personne » ? ) Je referme la porte d'un coup de pied enthousiaste. Super, l'appartement est vide ! Il n'y a rien que j'aime tant que de rentrer le soir du travail et d'avoir la maison pour moi toute seule. A Penn, bien sûr, c'était différent. Je vivais avec Wendy et mon grand bonheur était de trouver ma colocataire vautrée sur le canapé défoncé du séjour, les pieds au mur, devant une quelconque série télé (pour se détendre vraiment, les plus nulles sont les meilleures. Je ne citerai pas de titre pour ne pas faire de jaloux). — Super, te voilà déjà ! s'écriait Wendy en baissant le son. On se préparait un cappuccino avec un nuage de chocolat en poudre (un voile pour Wendy, un cumulo-stratus pour moi) et ensuite on se racontait notre journée sans omettre un détail. — ... et alors je suis sortie de la cafétéria, et tu ne devineras jamais qui j'ai croisé ? Crystal Werner, main dans la main avec Mike Davis ! 

Ils sont encore ensemble ? — Incroyable, non ? Il l'a trompée avec la moitié du campus, et elle n'a pas le courage de le plaquer. Moi, à sa place... Je trouve que Wendy a été très égoïste de me plaquer pour partir jouer les femmes d'affaires à New York. Avec qui vais-je échanger mes réflexions sur la vie, l'amour et les régimes, maintenant ? Une petite lumière rouge clignote sur mon répondeur. Chouette, j'ai un message ! « Vous avez... trois... nouveaux messages » grince la voix numérisée (mâle ? femelle ? hermaphrodite ?). Je ne pense pas un instant à Jeremy. Je ne m'imagine pas une seconde qu'il a changé d'avis et que, à peine aurai-je pressé le bouton « Play », sa voix de basse aux accents de crooneur électrisants emplira le salon. « Salut, bébé, c'est moi. Tu me manques. » Non, cela ne me vient pas du tout à l'esprit. Car je sais qu'il ne m'appellera que le jour où j'aurai cessé de penser à lui. Un beau soir, je rentrerai à la maison, fatiguée de ma journée de salariée modèle ; d'un geste négligent j'appuierai sur la touche « Play » du répondeur. Pas un instant l'image de Jeremy n'apparaîtra devant mes yeux. Et le miracle s'accomplira. Le fameux : « Salut, bébé, c'est moi. Tu me manques énormément » résonnera à mes oreilles, plus onctueux qu'une cuiller de Nutella. Alleluia / J'ai trois messages. Mon âme s'envole vers des contrées d'or et de lumière... Trois messages 1 Qui cela peut-il bien être ? Négligemment, j'enfonce la touche « Play ». Pas un instant l'image de [censuré] n'apparaît devant mes yeux, et... « Clic. Samantha, c'est maman. Rappelle-moi quand tu rentres.

Bon, celui-ci n'était pas pour moi. Il faut bien que j'en laisse aux autres. 
« Clic. Jackie ? (pause) Jackie, tu es là ? Enfin, décroche ! (pause) Je t'ai appelée au bureau mais ça ne répondait pas. Je dois sortir, mais il faut absolument que je te parle. Je frôle la crise de nerfs. Matthew a dit à Mandy qu'il me trouvait super sympa, mais il ne me plaît pas. Qu'est-ce que je fais ? Appelle-moi dès que tu rentres. Non, je serai sortie. Appelle-moi quand même et laisse-moi un message. Biiiip. » Pas d'urgence, Iris vit une crise de nerfs permanente. Et qui est ce Matthew ? « Clic. Jackie, c'est Janie. Je t'appelais juste pour te dire un petit bonjour. Appelle-moi quand tu as le temps. Biiiip. » Pour la contrée d'or et de lumière, c'est raté. Comme son message ne l'indique pas, Janie est ma mère. Quand j'ai eu quatre ans, elle m'a demandé de l'appeler par son prénom. Je crois qu'à l'époque c'était pour elle une façon de refuser l'étiquette de « mère », ce concept oppressif né de l'idéologie bourgeoise et de la volonté de la classe parentale de conserver sa position dominante et son pouvoir sans partage. L'année de mes cinq ans, mon père, qui était chef de rayon sous-vêtements féminins — gaines et combinaisons — a été promu directeur du style « femmes » d'un grand magasin. C'est à cette époque que Janie a commencé à jeter aux orties sa philosophie féministe et marxiste tendance Libres Enfants de Paris, en même temps qu'elle se découvrait une fibre (c'est le mot) féminine matérialiste délicieusement décadente. C'est également à cette époque qu'elle m'a suggéré de l'appeler de nouveau « maman ». Mais trop tard, le pli était pris. 

Mon nom officiel est Fern Jacqueline Norris. Fern ! Je hais ce sobriquet grotesque, et je me demande encore où mes géniteurs l'ont trouvé. Ma mère devait être sous l'influence d'une quelconque substance chimique altérant ses cellules grises au moment où elle m'a inventé un prénom aussi idiot. A moins qu'elle ne l'ait déniché dans les pages du Seigneur des Anneaux, son livre de chevet à la grande époque des servantes... Avec le temps, j'ai réussi à la convaincre de m'appeler par mon second prénom, qu'elle a rapidement abrégé en Jackie. Moins original, mais plus facile à porter en société. Quand j'étais petite, je vivais dans une grande maison avec Janie et mon père, dans une ville appelée Paris, en plein cœur de la France. Ma meilleure amie était une autre petite fille de mon âge, de la même taille que moi, coiffée de longues nattes. Elle s'appelait Wendy.

Aujourd'hui elle est toujours ma meilleure amie, mais elle est bien plus grande que moi et elle a coupé ses tresses — qu'elle a laissées repousser quelque temps dans les années quatre-vingt-dix pour se donner le look Pocahontas. Et elle s'appelle toujours Wendy. Mon père — il se prénomme Tim mais j'avais le droit de l'appeler papa — dessinait des vêtements féminins et ma mère créait des bijoux. Elle en a fabriqué des milliers, surtout des bracelets, avec à peu près tout ce qui peut servir à fabriquer des bracelets, et même avec ce qui ne peut pas servir à fabriquer des bracelets. Il y a eu l'époque récup' avec des clous rouillés et des rondelles de plastique, l'époque ethno-chic avec du cuir et des coquillages, l'époque siècle des Lumières — avec des fausses perles et des camées en résine...

Elle a réussi à vendre quelques-unes de ses créations dans des boutiques chic de la région, mais elle conservait la plupart de sa production dans des boîtes à chaussures qu'elle empilait façon Empire State Building à côté de la bibliothèque. Une chance qu'à l'époque elle achetait toujours les chaussures dernier cri : elle disposait ainsi d'une confortable réserve de boîtes pour archiver son oeuvre. L'année de mes six ans, j'ai découvert que mes parents, que je prenais pour l'image même du couple idéal, n'en étaient effectivement que l'image. C'est étonnant comme les choses vous paraissent évidentes, après. La bonne réponse à un examen, le type qui était fou de vous et que vous n'aviez même pas vu jusqu'au jour où la fille la plus en vue du collège l'a remarqué, les nu-pieds qui vous auraient fait une démarche de top model (et les jambes qui vont avec) si votre voisine de soldes ne les avait pas repérés un quart de seconde avant vous, etc. Après. Mais sur le coup, l'annonce de leur séparation m'est tombée sur la tête comme un coup de massue dans un ciel bleu. Ou comme un coup de tonnerre sur la tête. Papa s'est exilé dans une garçonnière en ville et je suis partie avec Janie dans un trois-pièces un peu triste à quelques rues de là. Quelques mois plus tard, papa a épousé Bev, qui était employée à mi-temps dans une agence de voyages, et ils ont pris une maison à Boulogne.

Et, par la suite, Janie s'est mariée avec Bernie, représentant de commerce et végétarien convaincu, et nous sommes allées vivre dans son trois-pièces à lui, le même que le nôtre en un peu plus grand et beaucoup mieux rangé. Pour mon huitième anniversaire, Janie, qui n'est jamais en panne d'idées farfelues, m'a fait cadeau d'une petite soeur et nous avons emménagé dans un quatre-pièces. Précisons au passage que non seulement Iris a eu le droit d'appeler Janie « maman », mais qu'elle y a même été fortement incitée. Quatre ans plus tard, Janie a décidé qu'elle en avait assez d'avoir des voisins à côté, au-dessus et en dessous, assez d'avoir l'impression d'habiter sous une piste de bowling, et assez de ne pas pouvoir écouter son intégrale des Beatles à un volume d'écoute « correct » (traduisez « à fond ») sans avoir aussitôt une descente de police en bonne et due forme (oui, ça nous est arrivé). L'ex-marxiste est passée sans remords dans le camp des infâmes propriétaires capitalistes et nous avons emménagé dans une grande maison avec jardin sur Kelsey Avenue (Bernie avait été nommé directeur adjoint de sa société) où nous sommes restés jusqu'à ce que Janie décrète que, tout compte fait, rien ne valait le bon air de Boston pour élever des enfants.

Une seule enfant, en réalité, car j'avais entre-temps atteint l'âge de partir faire mes études à Penn. Par la suite Janie — ayant sans doute découvert à cette époque que la vie était née dans les océans — a estimé qu'on ne pouvait vivre loin de la côte et décidé d'établir sa petite famille en Virginie. Depuis vingt-quatre ans que je vis sur cette planète, j'ai déjà quatorze adresses à mon compteur, en incluant l'appartement où vivaient mes parents quand Janie était enceinte de moi, ma chambre d'étudiante sur le campus, mon premier appartement à Paris avec Wendy et le studio où je me suis installée quand la traîtresse est partie vivre sa vocation d'escort girl Parisienne aux dents longues.

Officiellement j'avais choisi de rester à Paris pour achever ma maîtrise de lettres. Officieusement, c'est surtout Jeremy que j'avais envie d'étudier... Je m'installe sur le canapé pour sortir de leur boîte la paire de cuissardes en cuir noir que je viens d'acheter en rentrant du bureau. Toute fille qui vient de se faire plaquer devrait s'acheter une paire de cuissardes. Je considère cet acte comme la première étape d'un processus de reconstruction de l'ego qui en compte cinq en tout. Je le sais, c'est Wendy et moi qui avons mis la méthode au point à l'époque où elle s'est fait plaquer par... comment s'appelait-il, au fait ? Ah oui ! Brandon