La première surprise passée, Wim se réjouissait à cette idée, à condition qu'elle le laisse vivre sa vie librement. Elle n'est pas encore tout à fait décidée ; elle a besoin de temps pour y réfléchir. Que penses-tu de tout ça, toi ? demanda Meg, curieuse de connaître la réaction de son frère.
Ce serait pas mal, répondit-il prudemment. En tout cas, ce serait drôlement mieux que de se morfondre toute seule dans une grande maison vide. Cette vision me donne la chair de poule. Ouais... à moi aussi. Elle devrait peut-être essayer de trouver du travail, de rencontrer des gens, ajouta-t-il, songeur. Elle aimerait bien, mais elle ne sait pas vraiment dans quelle branche chercher. Elle n'a jamais vraiment travaillé, tu sais. Mais bon, elle finira bien par trouver sa voie... Sa psy l'aide beaucoup dans ce sens. J'imagine, fit Wim sans conviction. Il n'aurait jamais cru que sa mère aurait besoin de quelqu'un pour l'aider à résoudre ses problèmes. D'un autre côté, les trois derniers mois avaient été très éprou-vants pour elle, il était bien forcé de l'admettre. Même lui avait eu du mal à s'adapter à sa nouvelle vie. L'absence de son père le perturbait encore. Deux jours après son retour à Greenwich, le jeune homme se rendit à New York pour déjeuner avec Peter. Ce dernier lui présenta quelques avocats attachés au cabinet, ainsi qu'une jeune femme à peine plus âgée que Meg, qui se montra extrêmement enjouée et sympathique avec lui. En rentrant chez lui, Wim parla de cette rencontre à sa mère ; à sa grande surprise, elle se rembrunit instantanément. Wim en conclut qu'il était encore trop tôt pour évoquer son père et tout ce qui le concernait, de près ou de loin. Peter lui avait promis de l'aider à s'installer à San Francisco. La nouvelle ne plut guère à Paris, qui s'abstint cependant de tout commentaire pour ne pas froisser son fils. Elle aussi avait projeté de l'aider à emménager. La présence de Peter ne faciliterait pas les choses, mais elle serait bien obligée de l'accepter... Désemparée, elle confia ses tourments à Anne au cours de la séance suivante. — Vous sentez-vous capable de supporter sa présence ? s'enquit la psychothérapeute en la considérant avec attention. C'était un bel après-midi, et les deux femmes discutaient tranquillement dans le bureau. Paris hésita longuement avant de répondre. Quand elle prit la parole, ce fut d'une voix teintée d'appréhension. Pour être franche, je n'en suis pas sûre. Ça va me faire tout drôle de me retrouver là-bas avec lui. Je devrais peut-être renoncer à y aller... Qu'en pensez-vous ? Comment réagirait votre fils ? Il serait déçu et moi aussi, à vrai dire. Et si vous demandiez à Peter de ne pas venir ? Paris secoua la tête. Wim compte sur son père. Écoutez, vous avez mon numéro de portable. N'hésitez pas à m'appeler si c'est trop dur. Vous pour-riez peut-être vous relayer auprès de Wim pour l'aider à s'installer, Peter et vous. Ce serait plus facile. Paris hocha la tête d'un air songeur. C'était une solution envisageable, en effet. Pensez-vous que cela puisse s'avérer insupportable ? demanda-t-elle au bout d'un moment. Tout dépend de vous, répondit Anne posément. Vous avez parfaitement le droit de quitter le campus, si vous le désirez. Et même de ne pas y aller. Je suis sûre que Wim comprendrait, si vous lui expliquiez, que vous ne vous sentez pas la force d'affronter son père. Il ne veut que votre bonheur, après tout.
Il y eut un court moment de silence. Puis Paris reprit la parole, rêveuse. Je devrais peut-être profiter de mon séjour là-bas pour visiter quelques maisons... Ça pourrait être amusant, en effet, l'encouragea Anne. Paris n'avait pas encore pris de décision à ce sujet ; elles évoquaient l'éventualité de temps en temps, d'une manière anodine, mais Paris n'était pas prête à quitter Greenwich. Elle se sentait en sécurité dans cet environnement familier. L'idée demeurait toutefois dans un coin de son esprit. Elle n'avait pas non plus résolu la question du travail. Faute de mieux, elle s'était portée volontaire pour travailler dans un centre d'accueil pour enfants, au mois de septembre. C'était une première étape qui marquait le début d'un processus, d'une espèce de voyage, dont la destination n'était pas encore clairement définie. Trois mois plus tôt, Peter l'avait poussée d'un avion sans parachute et, compte tenu des bouleversements qui avaient secoué sa vie, Anne estimait qu'elle s'en sortait plutôt bien. Elle se levait le matin et se préparait avec soin ; elle déjeunait régulière-ment avec ses deux meilleures amies et se préparait au départ imminent de Wim. C'était tout ce dont elle se sentait capable pour le moment. Wim partait dans trois jours et Paris avait décidé de l'accompagner. Elle fit part de ses résolutions à Anne, juste avant le grand départ. Elle se sentait prête à affronter Peter, du moins se le répétait-elle à longueur de jour-née. Dès que Wim serait installé sur le campus, elle descendrait voir Meg à Los Angeles. Tels étaient les projets qu'elle avait courageusement échafaudés. Au moment de quitter le cabinet d'Anne, Paris se tourna vers elle d'un air inquiet. Vais-je tenir le coup ? demanda-t-elle comme une petite fille apeurée.
La psy esquissa un sourire. Vous êtes forte, Paris. Appelez-moi, si vous avez besoin de parler, lui rappela-t-elle. Sur un léger hochement de tête, Paris dévala les marches du perron. Les paroles d'Anne Smythe résonnaient dans sa tête, comme une litanie : Vous êtes forte... Vous êtes forte... Vous êtes forte, Paris. Il ne lui restait plus qu'à avancer, clopin-clopant, dans l'espoir de retomber un jour sur ses pieds. Un jour, peut-être, si le destin lui souriait, son parachute s'ouvrirait enfin. Pour le moment, elle ignorait encore si elle en possédait un... Alors elle priait, priait pour freiner sa chute... et le vent sifflait à ses oreilles, assourdissant.
Paris et Wim prirent l'avion pour San Francisco, chargés de nombreux bagages contenant les affaires du jeune homme, ses menus trésors et son ordinateur. Peter devait quitter New York le même jour, dans la soirée. Pendant tout le vol, alors que Wim regardait le film puis dormait un peu, Paris imagina son face à face avec Peter. Ils avaient vécu vingt-quatre ans ensemble et pourtant, elle se le représentait presque comme un étranger. Malgré la nervosité qui la tenaillait, elle était impatiente de le voir ; c'était un peu comme une drogue nécessaire à sa survie. Trois mois s'étaient écoulés depuis qu'il était parti ; malgré tout le mal qu'il lui avait fait, elle l'aimait encore de tout son cœur et gardait au fond d'elle l'infime espoir qu'il reviendrait auprès d'elle. Elle l'avait avoué à Anne Smythe, et celle-ci lui avait affirmé qu'il s'agissait là d'une réaction normale ; un jour viendrait où elle ferait le deuil de son mariage et tournerait enfin la page. A l'évidence, ce jour-là n'était pas encore arrivé. Le vol dura un peu plus de cinq heures. A l'aéroport, ils prirent un taxi qui les conduisit au Ritz-Carlton, où Paris avait réservé deux chambres. Ce soir-là, elle invita Wim à dîner dans un petit restaurant de Chinatown. Ils passèrent un agréable moment tous les deux. De retour à l'hôtel, ils décidèrent d'appeler Meg. Paris avait prévu de se rendre à Los Angeles le surlendemain, lorsque Wim serait installé. Elle n'était pas pressée de rentrer à Greenwich ; en fait, l'idée de retrouver sa grande maison la terrifiait. Ils quittèrent l'hôtel à 10 heures le lendemain matin. Paris avait loué une fourgonnette pour transporter les affaires de Wim sur le campus, de l'autre côté du pont. Arrivés à destination, ils suivirent les indications qu'on leur avait données pour l'inscription. Wim prit aussitôt les choses en main. Après avoir remis à Paris les papiers concernant son logement, il lui donna rendez-vous devant l'appartement deux heures plus tard, et partit s'inscrire. Paris mit plus d'une demi-heure à localiser le bâtiment, tant le campus de Berkeley était immense. Elle se promena un peu dans les allées, puis s'assit sur une pierre devant la résidence qui abritait le logement de Wim. Le cœur soudain léger, elle offrit son visage à la caresse du soleil. Il faisait encore plus chaud ici qu'à San Francisco. Tout à coup, une silhouette familière se dessina au loin ; elle avançait d'un pas lent et nonchalant qu'elle aurait reconnu entre mille, même les yeux fermés, grâce aux battements accélérés de son cœur. Peter venait vers elle, impassible. Il s'immobilisa à quelques pas. Bonjour, Paris, lança-t-il d'un ton froid, comme s'ils se connaissaient à peine. Wim n'est pas avec toi ? Il est parti s'inscrire aux cours ; il doit aussi récupérer la clé de son appartement. Il ne sera pas là avant une bonne heure. Peter hocha lentement la tête. Devait-il patienter avec elle ou revenir plus tard ? Mais il n'avait rien d'autre à faire et la taille du campus le dissuada de s'éloigner. Aussi décida-t-il d'attendre avec Paris, même si cette situation le mettait horriblement mal à l'aise. La perspective de cette rencontre ne l'enchantait guère, bien qu'il s'y soit préparé pour faire plaisir à son fils.
Ils restèrent silencieux un moment, plongés dans leurs pensées. Peter s'efforçait de songer à Rachel tandis que, de son côté, Paris se remémorait ses longues discussions avec Anne Smythe au sujet de cette entrevue tant redoutée. Finalement, Peter fut le premier à sortir de son mutisme. Tu sembles en pleine forme, dit-il d'un ton empreint de gravité. Paris n'avait rien perdu de sa beauté, même si elle était très amaigrie. Merci. Toi aussi. Au prix d'un effort, elle résista à l'envie de lui demander des nouvelles de Rachel. Se plaisait-il à New York, avec sa jeune compagne ? Depuis des mois, Paris le soupçonnait de garder une chambre d'hôtel pour préserver les enfants et respecter la procédure de divorce. Se réjouissait-il d'être bientôt divorcé ? Une fois de plus, Paris ravala sa question. Le jugement serait prononcé entre Thanksgiving et Noël, ce qui teinterait d'une note mélancolique les fêtes de fin d'année. C'est gentil de ta part d'être venu, reprit poliment Paris, feignant d'ignorer la douleur qui lui tordait le cœur. C'était important pour Wim que tu sois là aussi. C'est précisément pour cette raison que je me suis libéré. J'espère que ma présence ne te dérange pas. Paris leva les yeux sur lui. Il était plus séduisant que jamais et son cœur se serra encore. Etait-il possible que cet homme l'ait abandonnée aussi soudainement, irrémédiablement ? C'était le plus gros choc de sa vie et, en cet instant précis, elle n'imaginait pas pouvoir s'en remettre un jour. Quant à tomber sous le charme d'un autre... c'était tout simplement inconcevable. Non, elle continuerait à l'aimer et donc à souffrir jusqu'à la fin de ses jours. C'était une quasi-certitude. J'imagine que nous allons devoir nous habituer à nous voir de temps en temps pour des occasions du même genre, dit-elle avec un détachement qu'elle était loin d'éprouver. Le bien-être des enfants passe avant tout, n'est-ce pas ? Il approuva d'un signe de tête. Tout à coup, l'avenir apparut à Paris dans toute sa tristesse et toute sa solitude. Alors que Peter, lui, coulerait des jours heureux auprès de Rachel. Un silence gêné s'abattit entre eux. Et Wim ? Que fabriquait-il, à la fin ? Au bout d'un moment, Peter posa les yeux sur Paris. Il semblait de plus en plus mal à l'aise. Tu vas bien ? demanda-t-il finalement. Paupières closes, Paris savourait la chaleur du soleil sur son visage, tentant d'ignorer la présence troublante de son mari – en vain. Elle ouvrit les yeux et fut prise d'une brusque envie de se jeter dans ses bras, ou même à ses pieds. Comment pouvait-on passer plus de la moitié de sa vie auprès d'une femme et la repousser un beau matin ? Le mystère demeurait entier pour elle. Oui, répondit-elle prudemment. Je m'inquiète pour toi, tu sais, poursuivit Peter en baissant les yeux sur ses chaussures. C'était trop douloureux de la regarder en face. Tout le mal qu'il lui avait fait se lisait dans ses yeux, semblables à deux émeraudes brisées. C'est une situation difficile pour nous deux, conclut-il à mi-voix. C'est toi qui l'as voulu ainsi, n'est-ce pas ? murmura Paris en priant pour qu'il réponde par la négative c'était sa dernière chance, elle le ressentait au plus profond de son être. Oui, répondit-il d'un ton bref. C'est exact. Mais ça ne veut pas dire que les choses sont faciles pour moi. Alors j'imagine ce que tu éprouves, ajouta-t-il d'un air sincèrement désolé.
Non, tu n'imagines pas, objecta Paris. Personne ne peut imaginer tant qu'on ne se trouve pas dans cette situation. C'est un peu comme la mort... en pire. Il m'arrive parfois de penser que tu es mort, c'est plus facile à supporter. Je n'ai pas à me demander où tu es, avec qui, ni pourquoi tu m'as quittée, expliqua-t-elle avec une franchise déconcertante. Le temps apaisera ton chagrin, murmura Peter. A cet instant, Wim fit son apparition au bout de l'allée, au grand soulagement de ses parents. Ce fut comme une brise d'été. Il les rejoignit en courant, les pommettes rosies, hors d'haleine. Paris se leva d'un bond. Elle en avait assez entendu. Peter ne reviendrait pas sur sa décision et elle n'avait que faire de sa pitié. Seul son amour l'intéressait. Hélas, elle l'avait définitive-ment perdu. Ils se concentrèrent tous les deux sur Wim, heureux de pouvoir s'affairer. Ils firent plusieurs allers-retours pour transporter ses affaires jusqu'au logement qu'on lui avait attribué, au troisième étage de l'immeuble. Lorsqu'elle n'eut plus rien à porter, Paris entreprit de ranger la chambre de son fils, tandis que Peter et Wim continuaient à monter des cartons et des sacs, une malle, une minichaîne hi-fi, l'ordinateur et le vélo. Ils avaient loué sur place un petit réfrigérateur et un four à micro-ondes. A quatre heures de l'après-midi, tout était installé. Deux de ses colocataires les avaient rejoints et le troisième fit son apparition au moment où ils s'en allaient. C'étaient tous des garçons d'allure saine et sportive. Deux d'entre eux étaient originaires de Californie tandis que le dernier venait de Hong Kong. Le mélange des cultures s'annonçait intéressant. Wim avait promis à son père de dîner avec lui ce soir-là. Peter passerait le prendre à 18 heures. Paris et lui descendirent lentement les marches du petit immeuble. Ils étaient tous deux épuisés, tant physiquement que psychologiquement.
En un seul jour, Paris avait installé son fils dans un nid douillet, faisant son lit avec amour et pliant soigneuse-ment ses vêtements dans la commode, en même temps qu'elle avait rendu sa liberté à Peter – du moins s'y efforçait-elle. En un seul jour, elle perdait deux êtres chers. Trois, si elle ajoutait Meg. Toutes les personnes qu'elle aimait, sur qui elle se reposait, avaient disparu de son quotidien. Peter plus totalement encore que ses enfants. Ce dernier se tourna vers elle lorsqu'ils pénétrèrent dans le hall d'entrée. Un vaste panneau d'affichage ornait tout un mur, disparaissant presque entièrement sous des petites annonces et des prospectus, des affiches de concerts et de manifestations sportives. La quintessence de la vie universitaire. Veux-tu dîner avec nous ce soir ? proposa-t-il gentiment. Paris secoua la tête, trop épuisée pour parler. Lorsqu'elle repoussa une mèche de cheveux blonds derrière son oreille, Peter dut se retenir pour ne pas le faire à sa place. Avec son jean, son tee-shirt et ses sandales, elle ressemblait à une adolescente. A ses yeux, elle paraissait à peine plus âgée que les filles qui déambulaient dans le bâtiment voisin. Presque malgré lui, un flot de souvenirs le submergea. C'est gentil, mais je suis vidée. Je vais directement rentrer à l'hôtel, où je demanderai un bon massage. En réalité, elle n'avait qu'une envie : aller se coucher. L'idée d'endurer toute une soirée en compagnie de Peter l'homme de sa vie, l'homme qui l'avait abandon-née lui déchirait le cœur. Le dîner tournerait forcé-ment au désastre et ce n'était pas ce qu'elle souhaitait. Je passerai voir Wim demain. Seras-tu encore là ? Peter secoua la tête. Je prends le premier avion pour Paris, demain matin. Wim est bien installé, n'est-ce pas ? Je parie que demain, à la même heure, il n'aura plus qu'une envie, d'aller voir sa favorite
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