Malgré ses longues années d'expérience d'escorte girl, c'était la première fois qu'un dossier l'affectait autant. La situation s'était-elle encore dégradée ? — Je vais... Sur le point de dire « bien », il croisa son regard et secoua la tête. Non, il ne semblait pas aller bien du tout lorsqu'ils entrèrent tous deux dans leur chambre. Peter n'avait pas prévu de lui parler ce soir. Il avait plutôt l'intention d'en discuter tranquillement le lendemain matin. Il n'avait pas envie de gâcher la soirée de Paris et détestait aborder des sujets graves avant d'aller se coucher. D'un autre côté, il ne pouvait plus continuer à lui mentir. Cette mascarade n'avait que trop duré, c'était malhonnête envers elle. Il l'aimait encore, malgré tout. De toute façon, ce ne serait pas facile de lui annoncer la nouvelle ; jamais il n'y aurait de moment plus propice qu'un autre. Tout à coup, l'idée de se coucher auprès d'elle avec ce lourd fardeau sur les épaules lui parut insupportable. — Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Paris, perplexe. Au fond d'elle, elle espérait qu'il ne s'agissait que de cette histoire de fusion au bureau et surtout pas d'un problème de santé. L'année précédente, c'était arrivé à un couple de leurs amis. Atteint d'une tumeur au cerveau, le mari était mort quatre mois après le terrible diagnostic. Ç'avait été un choc affreux pour leur entourage. Hélas, ils commençaient à atteindre un âge où ce genre de drame se produisait de plus en plus fréquemment. Tenaillée par la peur, Paris pria avec ferveur. Le visage grave, Peter prit place dans un des fauteuils confortables où ils aimaient lire de temps en temps. Sans mot dire, il l'invita à s'asseoir en face de lui. — Tu vas bien, n'est-ce pas ? insista Paris en s'asseyant. Elle voulut chercher sa main, mais il s'adossa au fauteuil et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, une grande souffrance assombrissait son regard. 

Je ne sais pas comment t'annoncer ça, murmura-t-il d'un ton hésitant... Par où dois-je commencer... ? Comment s'y prend-on pour jeter une bombe aux pieds de celle avec qui l'on vit depuis vingt-cinq ans ? Car le coup qu'il s'apprêtait à porter bouleverserait à jamais leurs deux vies. —Je... Paris... j'ai fait une folie l'an dernier.., enfin, ce n'est pas vraiment une folie.., ça m'est tombé dessus comme ça, alors que je ne m'y attendais pas. Ce n'était pas dans mes intentions, vraiment pas. Simplement, l'occasion s'est présentée et je l'ai saisie... je n'aurais pas dû, je sais, mais je l'ai fait... Il s'exprimait d'un ton saccadé, en évitant délibéré-ment son regard. En face de lui, Paris l'écoutait sans mot dire, la gorge serrée par un terrible pressentiment. Une sirène d'alarme hurlait dans sa tête tandis que son cœur battait à coups redoublés dans sa poitrine oppressée. Il ne s'agissait pas de cette fameuse fusion, songea-t-elle tout à coup. Il s'agissait d'eux. De leur couple. — C'est arrivé pendant mon séjour à Boston, quand j'y suis resté trois semaines pour régler une affaire. Paris hocha lentement la tête ; elle se souvenait bien de ce dossier. Peter posa sur elle un regard tourmenté, refrénant son envie de la serrer dans ses bras. Quoi qu'il fasse, il ne pourrait atténuer la souffrance qu'il s'apprêtait à lui causer, il en était conscient. — Inutile d'entrer dans les détails... Voilà, je suis tombé amoureux d'une autre femme. Je n'aurais jamais cru que cela m'arriverait... Je n'attendais absolument rien de ce genre... J'étais un peu las à l'époque, et elle... elle était jeune, intelligente et cultivée... Je... j'ai eu l'impression de renaître à la vie avec elle, c'était comme un bain de jouvence. Simplement, on s'est pris au jeu et, à notre retour, je me suis rendu compte que je n'avais aucune envie d'arrêter de la voir.
J'y ai longuement réfléchi, crois-moi, je ne comprenais pas ce qui m'arrivait... 

j'ai même essayé de rompre plusieurs fois. Mais je... je ne peux pas, c'est plus fort que moi. J'ai envie de vivre avec elle. Je sais que ça peut paraître absurde mais je t'aime toujours, tu sais, je n'ai jamais cessé de t'aimer. D'un autre côté, je ne peux plus continuer à me partager comme ça, ça me rend dingue. Oh, Paris... je suis désolé... c'est vrai, je suis sincèrement désolé... conclut-il d'une voix étranglée. Sous le choc, Paris porta une main à sa bouche. C'était comme si une voiture avec tous ses passagers fonçait droit dans un mur. Elle allait mourir, la fin était imminente... — Paris, je ne sais pas comment te dire ça, reprit Peter, le visage baigné de larmes. Pour notre bien à tous les deux... pour notre bonheur... je veux divorcer. Il avait promis à Rachel de parler à sa femme ce week-end ; de toute façon, il ne supportait plus cette double vie ; l'heure était venue d'écouter son cœur. Malgré tout, annoncer la nouvelle à Paris, la voir se décomposer sous ses yeux, tout cela était plus éprouvant que ce qu'il avait imaginé. Il était pourtant déterminé à aller jusqu'au bout, il n'y avait pas d'autre issue. Il l'avait aimée sincèrement pendant toutes ces années, mais ses sentiments avaient évolué et, aujourd'hui, il était amoureux d'une autre. Vivre auprès de Paris lui donnait l'impression d'être enterré vivant alors qu'avec Rachel il goûtait de nouveau à toutes les saveurs de la vie, un peu comme si Dieu lui avait donné une seconde chance. Dieu ou pas, c'était en tout cas ce qu'il souhaitait vivre, la voie qu'il avait choisie. Bien que Paris comptât toujours pour lui – il se sentait à la fois désolé et coupable de lui causer tant de chagrin –, il savait que son cœur, son âme, son avenir appartenaient désormais à Rachel. Paris le contempla un long moment en silence, trop bouleversée pour réagir. Etait-ce une mauvaise plaisanterie ? Non, hélas. Elle lisait dans les yeux de Peter qu'il était très sérieux. — Je ne comprends pas, articula-t-elle tandis que les larmes jaillissaient de ses yeux. Ça ne pouvait pas lui arriver, pas à elle... Ce genre de chose arrivait aux autres, à tous ces couples qui passaient leur temps à se quereller, à ceux qui ne s'étaient jamais aimés comme Peter et elle s'étaient aimés. Pas une seule fois, au cours de leurs vingt-quatre ans de mariage, pas une seule fois elle n'avait imaginé qu'il la quitterait un jour. Seule l'idée de sa mort la glaçait d'effroi. En cet instant précis, c'était elle qui avait l'impression d'être morte. — Que s'est-il passé... ? Comment peux-tu nous faire ça ? Pourquoi... Pourquoi ne romps-tu pas avec elle ? Aveuglée par le désespoir, elle ne songea même pas à lui demander qui était « l'autre ». Cela n'avait aucune importance ; tout ce qui comptait pour le moment, c'était l'horrible menace de divorce qui planait sur leur couple. — J'ai essayé, Paris, murmura Peter, désemparé. L'infinie tristesse qu'il lisait dans ses yeux lui déchirait le cœur, mais il ne pouvait rien y faire. Aussi cruel que cela puisse paraître, il se sentait soulagé d'avoir révélé le secret qui pesait lourdement sur sa conscience. — Je ne peux pas la quitter. Je ne peux pas. Je sais que c'est terriblement ingrat de ma part, mais c'est plus fort que moi ; j'ai pris ma décision. Tu es une femme formidable, Paris, une épouse irréprochable. Tu es merveilleuse avec les enfants, comment pourrais-je le nier ? Seule-ment... j'aspire à autre chose aujourd'hui. Je me sens... vivant quand je suis avec elle. La vie me semble tout à coup passionnante et l'avenir ne m'angoisse plus, au contraire. J'avais l'impression d'avoir cent ans avant de la connaître. Tu ne le comprends peut-être pas encore, Paris, mais crois-moi, ce coup du sort est une bénédiction pour toi comme pour moi. Nous étions tous les deux coincés dans une impasse. Ses paroles lui lacérèrent le cœur. — Une bénédiction ? Tu appelles ça une bénédiction ? fit-elle d'une voix suraiguë, au bord de l'hystérie. C'est une tragédie, oui ! Comment oses-tu prétendre que c'est une bénédiction de tromper sa femme, d'abandonner sa famille et de demander le divorce ? Tu as perdu la tête ou quoi ? A quoi penses-tu, à la fin ? Et d'abord, qui est cette fille ? Quel genre de sort t'a-t-elle jeté pour que tu plaques tout sans arrière-pensée ? C'était une question de pure forme qui s'était échappée de ses lèvres. Pour Paris, « l'autre » était une rivale sans visage qui avait remporté la bataille sans lui laisser le temps de livrer combat. Elle avait tout perdu sans même s'en rendre compte. Le ciel venait de lui tomber sur la tête, songea-t-elle en fixant son mari d'un air abasourdi. Peter passa une main fébrile dans ses cheveux. Il aurait préféré ne pas parler de Rachel tout de suite, craignant d'attiser la rancœur et la jalousie de Paris. D'un autre côté, elle serait au courant tôt ou tard, peut-être même par l'intermédiaire de leurs enfants, quand il leur présenterait sa nouvelle femme. Car il avait l'intention d'épouser Rachel... Bien sûr, il ne l'annoncerait pas tout de suite à Paris, ce serait trop d'un coup. — Elle est avocate au cabinet. Tu l'as rencontrée à la réception de Noël, mais elle a préféré t'éviter par respect. Elle s'appelle Rachel Norman ; elle a travaillé avec moi sur le dossier de Boston. C'est quelqu'un de bien ; elle est divorcée et mère de deux petits garçons. Paris l'écoutait en pleurant. Les larmes glissaient le long de ses joues, sur son menton et tombaient sur sa jupe. Elle avait l'air complètement abattue ; il faudrait beaucoup de temps avant qu'elle lui pardonne, Peter ne l'ignorait pas. Mais il croyait sincèrement que c'était mieux ainsi, pour tout le monde. Cela faisait un an que Rachel patientait, l'heure était venue de prendre les choses en main, il le lui avait promis. Il ne voulait surtout pas risquer de la perdre. — Quel âge a-t-elle ? demanda Paris d'une voix désincarnée. — Trente et un ans. — Mon Dieu, Peter... Elle a vingt ans de moins que toi. As-tu l'intention de l'épouser ? Une vague de panique la submergea lorsqu'elle posa cette question. Tant que Peter ne serait pas remarié, elle garderait un peu d'espoir. — Je ne sais pas. Ce n'est pas la question pour le moment. Surmontons d'abord cette épreuve, on verra après. Cette conversation l'accablait profondément. Pourtant, il lui suffisait de penser à Rachel pour se sentir heureux et léger. Elle lui avait apporté la jeunesse et l'espoir, toutes ces choses qui lui faisaient cruellement défaut, même s'il n'en avait pas eu pleinement conscience avant de la rencontrer. Tout devenait passionnant avec elle : un simple dîner au restaurant le rendait euphorique... Et il perdait la tête quand ils se retrouvaient au lit. Jamais encore il n'avait éprouvé un tel désir pour une femme, pas même pour Paris. Leurs rapports sexuels avaient été réguliers et épanouissants tout au long de leur vie commune, mais avec Rachel, c'était différent : attiré par elle comme par un aimant, il n'aurait jamais cru qu'une passion aussi dévorante puisse exister. Lui avait-elle jeté un sort ? — Elle a quinze ans de moins que moi, articula Paris, secouée de sanglots incontrôlables. Elle leva les yeux, submergée par le besoin de connaître tous les détails de leur relation, si douloureux fussent-ils. — Quel âge ont ses escortes girls ? 24 et 26 ans. Elle s'est mariée alors qu'elle était encore étudiante en droit et elle s'est démenée pour pouvoir terminer son cursus en même temps qu'elle élevait ses enfants, une fois que son mari l'a quittée. Sa vie n'a pas été drôle tous les jours, conclut-il dans un murmure. Une bouffée d'amour et de compassion mêlés l'envahit et il baissa les yeux par pudeur. Il aurait tout fait pour Rachel, tout. Il désirait l'aider, la soutenir, l'entourer de mille et une attentions. Il avait même pris l'habitude d'emmener les garçons au parc le samedi après-midi, alors que Paris le croyait en rendez-vous d'affaires. Il aimait Rachel de toute son âme et elle éprouvait pour lui des sentiments aussi forts, aussi intenses. Pourtant, les débuts de leur liaison avaient été délicats ; rongée par la culpabilité, Rachel avait remis en cause leur relation à plusieurs reprises. La force de leur amour avait finalement triomphé et une autre question avait alors commencé à la tarauder : Peter allait-il ou non quitter sa femme ? Rachel en doutait, consciente de l'attachement qu'il portait à ses enfants et à son épouse qu'il respectait profondément. Quand Rachel décida à nouveau de rompre, Peter prit sa décision sur-le-champ : il la demanda en mariage. Restait alors à annoncer la nouvelle à Paris et à demander le divorce. Tel était le prix à payer pour tourner la page et entamer une nouvelle vie. C'était tout ce qu'il souhaitait. S'il lui fallait sacrifier Paris pour vivre auprès de Rachel, il le ferait. — Accepterais-tu d'aller voir un conseiller conjugal avec moi ? demanda Paris d'une voix tremblante. Peter hésita. Il ne voulait surtout pas la bercer d'illusions concernant l'avenir de leur couple. — Bien sûr, répondit-il finalement, si cela peut t'aider à accepter la situation. Mais il faut que tu comprennes que je ne changerai pas d'avis.

Nabilla