Concepts de la sexualité 
« Donnez-moi l'antique saveur salée de l'amour ! Comme je suis écoeuré du sentiment et de la noblesse et de tout le gâchis baveux des adorations modernes. » 

L'homme moderne émancipé ne se reconnaît dans aucun grand destin, et ne se prosterne devant aucune image. Il se félicite de surmonter la peur et la superstition et affirme être entré dans les eaux calmes du rationalisme. Il regarde d'un oeil mi-attristé, mi-amusé l'agitation des fanatiques et des dévots si facilement mobilisés pour combattre ses libertés chéries, lui-même trop indolent pour les défendre avec autant d'ardeur et de ténacité. Les libertés survivent néanmoins, car elles ne sont que des leurres destinés à le détourner de l'activité politique et des actions qui pourraient briser la vitesse acquise du pouvoir établi. Sans se douter qu'il est lui-même un gage, il prétend qu'elles sont le produit de la pensée rationnelle, et donc justes. Guidé par cette pseudo-rationalité, il juge arriérés, superstitieux et barba-res les pays et les cultures où les mêmes droits ne prévalent pas. Le libéral moderne est un sectaire et son sectarisme résonne dans les couloirs de toutes les organisations internationales, les trusts humanitaires qui cher-chent à étendre l'hégémonie culturelle de l'Occident chaque fois qu'ils accordent une miette d'« aide ». L' Homo occidentalis, on l'a souvent dit, fait trop confiance à la raison et à sa capacité de l'utiliser, devenant de cette façon aussi arrogant et messianique que ceux qui se croient visités par l'Esprit saint et dotés de la sagesse suprême. L'autre aspect du rationalisme est plus rarement perçu. L'homme moderne est profondément religieux, mais sa religion n'est plus centrée sur la propitiation des puissances célestes ou infernales, mais sur la propitiation de lui-même. Michel Foucault avait raison : ce que nous avons toujours cru être une façon de briser un mutisme et de donner une attention longtemps refrénée à la sexualité humaine n'est en fait que la promotion de cette sexualité, la création d'un foyer des préoccupations de l'individu. L'affirmation de Freud selon laquelle toutes les névroses s'accompagnent d'un dérèglement de la génitalité doit être interprétée au sens large, impliquant le devoir de maintenir la génitalité en bon ordre pour conserver le statu quo. Le développement de l'approche freudienne par Reich, qui voit dans l'individu un système d'énergie fermé ayant besoin de décharger régulière-ment l'énergie sexuelle accumulée pour bien fonctionner, est opposé à ses théories de la révolution. Lorsqu'on transfère le centre d'attention du politique à l'érotique, la motivation de l'action politique est détruite. Parce que la mise en avant de la génitalité requiert la fidélité au principe du plaisir, elle s'oppose concrètement à la constitution du pouvoir politique conformément au principe de réalité. Reich lui-même l'a fort bien compris ; il a décrit comment toute révolution sociale trahit instantanément la révolution sexuelle, mais sans comprendre à quel point son concept faisait le jeu de l'économie de consommation et de l'Etat-monopole. Il finit par rejeter toute politique, et se tourna de plus en plus vers le mécanisme physique de l'orgasme, jouant inconsciemment le jeu de la commercialisa-tion du sexe, même s'il était horrifié par ses manifestations. Comme Paul Robinson le décrit dans The Sexual Radicals, un texte parfaitement conforme à la religion du sexe de la deuxième partie du vingtième siècle : 
Il était obsédé par la pensée que des hommes dépravés allaient faire un mauvais usage de son autorité et déclencheraient une épidémie de « baisages effrénés ». Une fois de plus il modifia sa terminologie dans l'espoir de barrer la route à l'exploitation pornographique de ses découvertes. Le mot « sexe », devenu un horrible cauchemar de pénis froids fonctionnant à l'intérieur de vagins desséchés, fut totalement abandonné, et à l'expression « rapports sexuels » il substitua « étreinte génitale ». 
Les idées de Reich furent adoptées par l'avant-garde à la fin des années 50 et devinrent la morale non avouée de la fin des années 60. Leurs défenseurs n'avaient aucun pouvoir politique, bien qu'ils fussent extrêmement en vue. Leurs idées influencèrent la législation et les coutumes non parce qu'elles étaient partiellement justes, mais parce qu'elles étaient adaptées à la perpétuation des mécanismes de pouvoir dans la société de consommation. Le sexe est le lubrifiant des rouages de l'économie de consommation, mais pour remplir cette fonction, la sexualité humaine doit subir un conditionnement particulier. Il faut rompre son rapport à la production, potentiellement destructeur, et éliminer ses aspects antiso-ciaux, la passion, l'obsession, la jalousie et la culpabilité. La sexualité, composante de la personnalité, doit être localisée et contrôlée; les fantasmes, au contraire, développés, enrichis et exploités. La promotion du sexe a commencé avec Sade et atteint son apogée dans une civilisation qui donne droit de cité à toutes les formes de la sexualité humaine, à toutes les perversions — sauf la passion. Leur terrain est la chambre à coucher du couple monogame peu fécond ; dans la mesure où elles prolongent la survie de la cellule de consommation, toutes les formes d'associations sexuelles sont acceptables, même l'adultère pardonné ou partagé. Le dispositif de sexualité a pour raison d'être non de se reproduire, mais de proliférer, d'innover, d'annexer, d'inventer, de pénétrer les corps de façon de plus en plus détaillée et de contrôler les populations de manière de plus en plus globale... La sexualité est liée à des dispositifs récents de pouvoir ; elle a été en expansion croissante depuis le dix-septième siècle ; l'agencement qui l'a soutenue depuis lors n'est pas ordonné à la reproduction ; il a été lié dès l'origine à une intensification du corps — à sa valorisation comme objet de savoir et comme élément dans les rapports de pouvoir. Le nouvel opium du peuple, comme toute religion, a ses propres rites. La discipline imposée est celle de l'orgasme, non pas l'orgasme en soi, mais l'orgasme parfait, régulier, spontané, puissant et fiable. La fonction cathartique du sexe a remplacé tous les autres rituels de purification. En parfaite harmonie avec eux-mêmes, les bienheureux ne se dérobent pas à la péné-tration, ils ne ressentent aucune violation de leur moi, ne craignent rien et ne regrettent rien, ils échappent à la jalousie. La fréquence régulière de l'orgasme prouve qu'ils sont en état de grâce. Objecter que cet orgasme est insuffisant pour la réalisation de ce grand dessein consiste à révéler sa propre impuissance orgastique, car la religion du sexe, comme toute reli-gion, s'appuie sur l'accomplissement automatique des prophéties. Pour le fidèle qui croit que l'orgasme soulagera les tensions, rendra accessibles toutes les possibilités, dissipera l'agressivité et l'insatisfaction et stabilisera l'ego dans sa relation au monde, tous ces buts sont atteints une fois le devoir sacré accompli. Ceux qui sortent de l'orgasme déprimés ou irrités, déçus ou abattus, sont coupables. Ils ont dissimulé quelque chose, entretenu un profond scepticisme ; ils sont autodestructeurs. Ceux qu'animent de telles convictions n'ont pas tous lu Reich, et beaucoup seraient en désaccord avec lui s'ils le faisaient. La religion du sexe des escorts girls s'est répandue insidieusement malgré ses prophètes dont les oeuvres sont rarement lues, et de toute façon peu comprises, même lorsqu'elles ne sont pas contradictoires. Chacun croit comprendre ce que signifie le mot « sexe », alors qu'il réagit avec une idée préconçue. Le sexe est en fait une représentation magique, suggestive et totalement indéfinissable. Il comporte les notions de genre, d'érotisme, de génitalité, de mystère, de lubricité, de fécondité, de virilité, d'excitation, de neurologie, de psychopathologie, d'hygiène, de pornographie, et de péché, toutes planant au-dessus d'une expérience irrémédiablement subjective, et offrant par conséquent un terrain idéal pour la religion. Certains sexologues, fatigués de travailler dans le brouillard, consacrent leur temps et un équipement extraordinaire pour découvrir comment fonctionne la machine. Reich a passé trois ans à mesurer la charge bioélectrique des organes génitaux. Masters et Johnson ont installé des caméras, des électrodes et autres appareils dans le but de découvrir quelle était la manifestation de l'orgasme parfait. Ils ne réussirent pas, et c'est aussi bien, car le dogme orgasmique avec son caractère religieux a besoin de paroles. Cependant tous les sexologues ont attribué plus d'importance au rôle du corps. Autrefois, les amants s'enflammaient avec des mots, parlés, écrits ou chantés, aujourd'hui ils savent quel bout de peau tripoter, comment et dans quel but. Ils peuvent également avoir recours sans honte ni dégoût à des moyens électriques, à des drogues, des excitants pornographiques vendus dans le commerce. Nous rions aujourd'hui de ces peuples persuadés que jouir gaspillait une substance vitale qui aurait dû être mise de côté et ménagée comme des économies à la Caisse d'épargne; bien que nombre de nos héros aient affirmé que l'abstinence sexuelle renforçait leurs exploits, nous pensons qu'une telle règle ne s'applique pas à nous. Nous ne croyons plus que l'énergie psychique déchargée au moment de l'orgasme soit soustraite d'une autre activité. Nous soutenons au contraire que la santé physique et la puissance spirituelle dépendent du déblocage des circuits afin de laisser circuler librement les courants vitaux. Aucune de ces notions ne peut être démontrée expérimentalement, précisément parce que chacune est associée à une image de soi qui cherche à s'affirmer. Lorsque l'on croyait la masturbation débilitante, elle débilitait probablement celui qui la pratiquait, et la culpabilité autant que la peur du scandale nourrissaient les signes neurasthéniques, symptômes de l'activité. Prescrire la masturbation comme tranquillisant à l'heure du coucher ou pour rétablir le tonus utérin n'est pas moins irrationnel que supprimer les clitoris pour mettre fin à la manie masturbatoire : dans les deux cas, le résultat sur les patients a toutes les chances d'être satisfaisant. L'activité sexuelle, généralement comprise comme l'activité sexuelle génitale, devrait commencer tôt et se poursuivre tout au long de la vie de l'homme moderne. Les mass media contribuent activement à promouvoir les rapports sexuels chez les vieillards et ces derniers croient aujourd'hui devoir s'y intéresser, aussi catégoriquement que les vieillards dans les civilisations rurales trouvent du dernier risible de s'intéresser au sexe passé l'âge de la reproduction. Lorsqu'il n'y a pas de petits-enfants avec lesquels exprimer ses élans de tendresse ni dé pouvoirs à exercer dans la famille, le sexe est le leurre qui masquera la marginalité économique et l'impuissance des vieux. Si l'activité génitale vient à cesser ou diminuer, il faudra modifier l'environnement afin de rétablir le rythme ; les changements recommandés comprennent généralement le recours aux artifices sexuels, strip-tease en chambre avec ses accessoires, danse du ventre, costumes, vibrateurs, pornographie, films érotiques, partouzes, échangisme, sans oublier les piments plus grossiers du sadomasochisme, de la sodomie, de la bestialité et de la pédérastie. Les mystiques du sexe ne refusent aucune épreuve imposée par le devoir sacré de l'orgasme. Celui qui cherche la félicité corporelle ne doit pas se laisser décourager par des questions de goût, de réactions émotionnelles, de famille ou de loi. Les mariages que ne couronnent pas des orgasmes fréquents et accomplis retrouveront leur jeunesse à l'aide d'accessoires, de sexologues, de conseil-lers conjugaux, et de stimulants de toutes sortes, ou seront rompus car être non orgastique correspond à un état de péché et de déshonneur. Poursuivre gentiment une inactivité sexuelle sans orgasme consiste à « vivre dans le mensonge », et les divorcés font volontiers état de cette situation avec horreur. L'adultère, s'il est commis dans un but aussi hygiénique que le rapport sexuel conjugal, est parfaitement acceptable, mais l'adultère avec un partenaire qui jouit difficilement dans la culpabilité ou le secret ne remplira pas son rôle de purification. Pour l'homme moderne, Tristan et Iseult étaient des névrosés. Obstacle à l'orgasme, l'anxiété doit être éliminée, malgré l'obstination de certains à chercher des affaires douteuses dans les bas quartiers alors que l'on peut avoir des occasions superbes chez soi dans des draps de soie, avec accessoires rutilants, drogues ou cocaïne. Parce que l'orgasme est un droit et un devoir sacré, les couples modernes se recommandent réciproquement l'adultère et en commentent librement les bienfaits, chacun jouant pour l'autre le rôle de thérapeute. Cela s'appelle « être d'avant-garde » et agit en général au détriment des partenaires inconscients qui ignorent que leurs actes les plus intimes sont disséqués par le couple cannibale en train de se nourrir de leur influx, comme le guerrier primitif mangeait le coeur et le foie de son adversaire. L'incapacité d'atteindre l'orgasme signifie pour certains être en désaccord avec soi-même, terme qui trahit l'égocentrisme fondamental de tout le culte, ou ne pas se sentir dans son élément, qui révèle que l'individu est détourné des centres d'intérêt sociaux et politiques. Les femmes dans ce cas se sentent aussi coupables qu'au temps où elles éprouvaient un désir sexuel naturel. Si elles veulent échapper au blâme ou à la pitié, elles sont dans l'obligation d'atteindre l'orgasme, et avec lui la décharge orgastique. La femme qui exige tous les moyens pour obtenir l'orgasme est remarquable, même si son partenaire n'est pour elle que le succédané d'un vibrateur. Si elle s'endort paisiblement sans avoir été « satisfaite », elle est incurable. Tant que les femmes restaient relativement inaccessibles, la virilité ne pouvait être mise en doute : maintenant que le droit au plaisir érotique leur est reconnu, les hommes ne peuvent plus se raconter que leur libido est supérieure à ce que l'on exige d'elle. Ignorant la fréquence de l'activité sexuelle requise par la tradition établie, les hommes ne peuvent savoir si leur capacité orgastique est normale ou non. Autrefois troublés par une tumescence involontaire, ils auraient tendance aujourd'hui à s'inquiéter d'une détumescence embarrassante et réfractaire. Aucun sexologue ne conseillera à son patient de cesser de scruter ses sous-vêtements et de passer à une autre activité. Au contraire, il le soignera pour dysfonctionnement. Le traitement exige plus des hommes que des femmes, car ils sont à un certain degré responsables de l'orgasme de leur partenaire. Aujourd'hui où le sexe est devenu un devoir social qui remplace dans une large mesure la conversation et le flirt, et d'où les préliminaires psychiques ont par conséquent disparu, l'excitation érotique est dévalorisée. Le sexe, gymnastique rythmique détaillée dans une multitude de manuels sexuels, devient chaque jour plus mécanique. En promulguant l'extase universelle et régu-lière, les apôtres du sexe ont placé hors de portée la sublimation de l'acte sexuel. En mars 1982, le correspondant scientifique de l'Observer rapportait que « les spécialistes du sexe ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur les causes du déclin de l'activité sexuelle dans le mariage ». Il est à noter qu'ils n'étaient pas en désaccord sur la réalité du déclin de l'activité coïtale dans le mariage ; le phénomène était supposé exister. Selon le Dr William James de l'University College de Londres, les résultats d'une récente étude en donnaient la preuve. 
Nous avons découvert que la majorité des couples avaient des rapports sexuels environ vingt fois au cours du premier mois de leur mariage. Un an après, la fréquence était tombée à dix, et ensuite elle déclinait d'année en années. 
Le Dr James travaille au département du développement des mammifères à l'University College. Il aurait pu se baser sur une étude intéressante du singe rhésus pour éclairer quelque peu le problème, car il exclut la théorie développée par ses pairs à l'université de Caroline du Nord selon laquelle une baisse de l'activité hormonale chez la femme est responsable du phénomène. Richard P. Michael et Doris Zumpe au département psychiatrique de l'école de médecine d'Emory ont découvert que : 
les éjaculations diminuaient et les périodes de latence entre les accouple-ments augmentaient lorsque les mâles étaient régulièrement accouplés durant une période de trois à cinq ans (3 180 tests) avec des femelles castrées par ovariectomie et rendues constamment réceptives par des injections quotidiennes d'oestradiol. La diminution de l'appétence sexuelle était brutalement et complètement inversée en substituant aux premières un groupe de femelles nouvelles mais traitées de la même manière. 
Nos cousins les singes étaient confrontés à des femelles toujours récepti-ves, comme le sont les maris modernes. Il est évident qu'ils souffraient d'ennui : le seul remède était l'adultère. Cela paraît assez proche de notre modèle du mariage stérile et de la monogamie en série. Peut-être certaines hormones faisaient-elles défaut aux femelles, et les mâles frustrés ont démontré sur l'une ou l'autre de leurs partenaires l'impossibilité de la fécondation. Peut-être le divorce pour cause de stérilité fait-il partie intégrante de la société des singes ; toute l'expérience rend plus improbable que jamais la position de Desmond Morris selon laquelle l'homme anthropoïde est une espèce fondée sur la constitution d'un couple même stérile. 

On peut se demander si dans les sociétés où la monogamie est institution-nalisée, la vie sexuelle ininterrompue de l'homme moderne — isolée des facteurs extéroceptifs saisonniers — pourrait créer des conditions dans les-quelles des phénomènes similaires seraient observés. Dans ce cas, on pour-rait s'attendre : à une tendance à rompre et recréer de nouveaux liens (avec de nouveaux partenaires); à l'utilisation d'artifices culturels pour renouveler périodiquement les réactions à certains stimuli (habillement, ornements, coiffure et odeur); à une restriction périodique de l'activité sexuelle (tabous relatifs à la menstruation et à la grossesse, carême, périodes d'abstinence postnatale, etc.). Beaucoup des interdits et des coutumes qui se rapportent au sexe dans les sociétés humaines sont traditionnellement des mesures destinées à protéger chaque sexe de l'autre et la femme des exigences sexuelles constantes de l'homme. On pourrait aussi considérer qu'elles fonc-tionnent pour maintenir la puissance sexuelle du mâle. Les études sur le rhésus, peut-être inapplicables à l'homme, permettent de faire l'hypothèse qu'à défaut de facteurs responsables du rythme et de la fréquence de l'acte sexuel la puissance sexuelle mâle n'est pas totalement maintenue'. 
On ne fera pas de cette expérience sur les singes la clé de la sexualité humaine, mais d'une certaine façon, le scénario répond à notre attente. Nous aurions été stupéfaits si les singes s'étaient accouplés avec leurs femelles réceptives jour après jour, éjaculant aussi facilement à chaque fois. Bien sûr la période de latence s'allongeait (c'est-à-dire que les singes mettaient plus longtemps à être excités et à parvenir à l'orgasme). On ne dit rien des pauvres femelles dont les veines étaient remplies d'oestradiol. Les singes rhésus contractent le cancer de l'endomètre lorsqu'on leur inocule des doses fortes de DMPA, mais ils ne peuvent pas apprendre le strip-tease et la danse du ventre. Si les molles étreintes des animaux dans les laboratoires sont une image des mariages modernes, alors ce qu'elles nous apprennent à ce sujet n'a rien de réjouissant. Dans certaines cultures, le mariage débute lentement ; le mari ne saute pas sur sa femme dès que la loi le lui permet, mais il l'approche peu à peu. Tous deux jugeraient humiliant de lire ensemble des ouvrages érotiques ou qu'elle se livre au strip-tease devant lui. Par sa réserve, la femme entretient le mythe de la virilité sans limite de l'homme. Il est aujourd'hui hérétique de prêcher que la répression sexuelle a pour conséquence première d'intensifier le sexe, c'est-à-dire que le mystère et le danger rendent plus attrayante une expérience essentiellement banale. Il est maintenant universellement reconnu, dans l'Occident séculaire en tout cas, que toute forme de répression sexuelle est mauvaise en soi. Pour la plupart des Occidentaux, par exemple, la méthode des températures est tellement restrictive qu'elle est impossible à observer. S'abstenir de rap-ports sexuels pendant la menstruation est pusillanime. Les hommes croient sincèrement qu'entre trente et quarante ans la production séminale est si forte qu'un ou deux jours de chasteté les obligeraient à chercher une forme d'assouvissement. On affirme, avec quelque raison, que la règle de la chasteté est imposée aux membres de certains groupes comme une mesure de contrôle, et qu'ils passent leur temps à lutter pour maîtriser leurs pulsions. En fait, la chasteté est l'un des devoirs du religieux le plus facile à respecter ; mais apprendre que les partisans de la chasteté ne sont pas plus déréglés, incompétents, malheureux ou en mauvaise santé que toute autre catégorie de la population n'ébranlera pas d'un iota la foi du fanatique de l'orgasme. Beaucoup croient simplement que le voeu de célibat n'est jamais respecté, que les prêtres ont des liaisons avec les nonnes et le reste, tout comme les protestants au seizième siècle affirmaient que les mares des couvents étaient remplies de squelettes de foetus'. Pour la religion moderne du sexe, le sexe est la force la plus puissante du monde, et son pouvoir est inéluctable. Cette religion comporte sa propre forme de répression, à savoir une effrayante orthodoxie sexuelle. Toutes les cultures qui n'exaltent pas le sexe sont par essence mauvaises et leurs membres gagnés par un syndrome de névrose auquel il faut s'attaquer. Selon Freud, les êtres humains ont en eux un fort degré d'énergie sexuelle que les civilisations jugent destructri-ce et s'efforcent de réprimer : les riches oppriment les pauvres par essence inaptes, les plus âgés écrasent la saine et joyeuse activité des jeunes et la religion fait planer sur un acte innocent un ensemble terrifiant de phobies et de vieilles doctrines. John H. Gagnon et William Simon ont conclu de leurs études des populations en prison que les niveaux de l'activité sexuelle différaient d'un établissement à un autre, et ils avancèrent la théorie révolutionnaire que le niveau de l'activité sexuelle était déterminé par des conditions sociales et culturelles'. Nous savions depuis longtemps que les cultures différentes expriment différemment l'activité sexuelle ; alors que certains ont un « affect fort » (à savoir qu'ils sont obsédés par le sexe en pensée et en parole) et une activité sexuelle faible (c'est-à-dire des contacts génitaux peu fréquents), d'autres ont un « affect faible » (une attitude détachée à l'égard du sexe) et un degré élevé d'activité sexuelle. En 1971, Donald S. Marshall et Robert C. Suggs publièrent une série d'essais sur l'Human Sexual Behaviour où ils étudient certaines de ces variations et leur causes éventuelles, m_ais en supposant toujours que la totalité de l'énergie sexuelle en tant que possibi-lité d'expression est uniforme dans toutes les cultures. L'étude de Gagnon et de Simon, ainsi que celle de Heider sur les Danis de Grand Valley — qui ont un affect faible, une activité sexuelle faible et ne font preuve d'aucune sublimation dans la guerre ou dans l'art — laissent supposer que l'énergie sexuelle de l'animal humain n'est pas une constante panculturelle mais qu'elle répond à des stimuli culturels complexes, à des niveaux variables et dans des cultures variées". Lorsque Freud fait de l'humain une créature à sexualité très développée, il se fonde peut-être sur sa propre expérience des victimes d'une culture caractérisée par un affect extrêmement fort, s'exprimant principalement à travers des interdits multiples et une forte sous-culture pornographique jointe à une fascination médicale pour le sujet, et une faible activité sexuelle. Conscients que l'expression tangible du sentiment diffère de l'apparence, les anthropologues se montrent très prudents pour émettre des jugements de valeur sur la vie émotionnelle et sexuelle des peuples qu'ils étudient. Confrontés, par exemple, à une société dans laquelle hommes et femmes sont strictement séparés, où les époux ne s'adressent jamais la parole en présence d'étrangers, où aucune manifestation de lien érotique n'est jamais observée par un intrus, aucun anthropologue digne de ce nom n'affirmerait que la tendresse et la passion sont absentes des relations maritales. Dans de nombreuses cultures, l'intimité entre les époux est trop sacrée pour qu'on l'expose en public. Dans d'autres, un homme dira du mal de sa femme, par pudeur ou pour feindre des sentiments contraires à ceux qu'il éprouve. Les hommes peuvent être plus excités par une femme enveloppée dans ses voiles de la tête aux pieds qu'à la vue des cuisses nues d'une joueuse de tennis. L'affect fort des sociétés puritaines est reconnu même par les observa-teurs les plus bornés, qui vous diront entre autres que les musulmans sont obsédés par le sexe, capables de suivre une femme occidentale légèrement vêtue pendant des kilomètres. Mais pour les Occidentaux, c'est une preuve d'arriération mentale et de privation et non le signe d'un usage différent du sexe. L'excitation chez l'étranger est prise comme l'expression d'un pur désir sexuel inassouvi. On peut aussi la considérer comme une insulte ou une provocation. En exposant son corps, l'étrangère défie la notion de virilité, car les voiles et les harems font partie de l'amplification de la libido masculine. Faire preuve d'un manque de pudeur, c'est provoquer cette présumée virilité. Les manifestations amoureuses auxquelles on assiste dans le métro anglais choquent profondément beaucoup de visiteurs, parce qu'elles sont censées aboutir à la pénétration dans un délai très bref. Le Méditerranéen s'étonnera que le Britannique ne montre aucun signe d'érection ; et il en tirera la preuve de l'impuissance relative des Anglo-Saxons, ce dont il était d'ailleurs intimement convaincu au départ. L'organisation sexuelle est une part fondamentale de toute culture ; les groupes qui vivent dans un même lieu et dépendent des mêmes influences économiques et climatiques déve-lopperont des modes de sexualité très différents, et se définiront à leur avantage d'après ces modes. Les femmes masaïs qui avaient subi l'ablation du clitoris s'estimaient supérieures à celles d'une autre tribu dans un village voisin, du fait qu'elles restaient silencieuses pendant les rapports sexuels. Les femmes voilées se considèrent en général supérieures à celles qui ne le sont pas et appartien-nent la plupart du temps aux classes laborieuses. La suppression du voile ne les libère pas. Après l'interdiction du port du voile en Iran en 1937, les femmes les plus âgées refusèrent de quitter leur maison car leur image d'elles-mêmes était liée au fait de rester dissimulées aux yeux de l'étranger. Aujourd'hui encore, après des années de révolution sexuelle, aucune femme n'aime qu'on la trouve « facile » et une expérience sexuelle laissée au hasard peut provoquer des troubles sérieux de la personnalité. Les formes de destruction de la personnalité attachées aux contacts sexuels sont étroitement liées à des systèmes de prestige et de privilège. D'une certaine manière, la femme moderne a une tâche plus difficile que la femme qui sait son intégrité protégée aussi longtemps qu'elle restera voilée hors de chez elle ; elle doit être sexuellement active, prête à prendre l'initiative et néanmoins elle reste en butte à l'exploitation délibérée et à l'humiliation publique que ne peut réparer le châtiment infligé par ses frères au coupa-ble. La plus jeune génération croit toujours avoir inventé le sexe ; traditionnellement, on parle de sexe entre semblables et on le pratique souvent pour s'affirmer face aux aînés, ce dont ces derniers sont parfaitement conscients. Aujourd'hui, après des fouilles sans fin dans la vie sexuelle des « patients », nous n'avons qu'une idée très vague de la signification du sexe pour nos parents et grands-parents. Nous avons même perdu la clé des indications fournies par leurs formes de culture populaire : leurs références sexuelles apparaissaient sous forme censurée dans les films, les livres et les chansons qu'ils appréciaient. De nos jours, au lieu de la passion immaté-rielle de la Valse dans l'ombre, on nous offre la description littérale de l'asso-ciation sexuelle, avec tous ses mouvements et l'étalage de chaque zone érogène. Le remake de Le facteur sonne toujours deux fois est typique de notre attitude documentaire à l'égard du sexe ; l'image subliminale a été rempla-cée par une description explicite, les stars ont perdu leur charisme et leur pouvoir suggestif. Trop de fermetures Eclair, de barbes mal rasées et de relents de cigarette ont détruit le pouvoir érotique de la photographie, et le public indifférent s'en va retrouver chez lui ses propres fermetures Eclair, ses barbes mal rasées et ses relents de cigarette. Comme Tristan et Iseult, Le facteur sonne toujours deux fois est une histoire d'amour fatal, mais la tradition de la passion héroïque est morte. L'union d'Eros et de Thanatos a été rompue, la musique du grand amour n'est plus qu'un accompagnement ironique sur l'accouplement de tant de Woody Allen et de tant de Shelley Duvall. Dans le trajet d'un affect fort lié à une faible activité vers un affect faible lié à une forte activité, que nous avons accompli pour des raisons d'hygiène, nous avons perdu toute chance d'atteindre à une transcendance occasionnelle. Les réformateurs voulaient la transcendance pour tous ; ils ont obtenu le sexe pour tous. 
Et aujourd'hui la sexualité est devenue une denrée principale. Les peuples qui souffrent de la faim et de la répression sexuelle représentent un marché considérable pour les marchands de sexe. Précédemment restreint par les interdictions chrétiennes et aujourd'hui libéré du secret par la révolution sexuelle. 

Nabilla