Je m'approchai juste au moment où l'une d'entre elles poussait un cri d'horreur.

« Ah non ! » hurla celle-ci, en se mettant les mains devant la bouche. Quand elles me virent, elles éclatèrent de rire d'un air horrifié, comme si elles avaient toutes perdu la raison. Je demandai à Bernice de revenir sur la piste de danse, mais elle refusa. Dans le feu de l'action, je me tournai vers une des autres d'un air de défi. Celle-ci déclina mon invitation avec mépris : « Danser avec un type comme toi, sûre-ment pas! » Une des horreurs de la prime jeunesse, c'est qu'on n'a pas conscience de sa défaite. Je m'acharnai à demander successivement à chacune des Escort Girl assises sur le cheval d'arçons de venir danser avec moi, et j'essuyai, de la part de chacune, un refus catégorique. L'une d'elles descendit de son perchoir et se précipita sur la piste de danse pour répandre la nouvelle de mon érection. Pendant qu'on mettait un autre disque, je me dirigeai vers plusieurs filles qui venaient de quitter leur cavalier, mais, en me voyant, elles éclatèrent de rire et piquèrent un fard. Je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il y avait de si ridicule ou de si terrible à désirer cette idiote de Bernice maigre comme un clou. Je continuai à me dire que c'était parfaitement normal, et pourtant je me faisais l'effet d'un pervers. Je m'enfuis honteuse-ment du gymnase et rentrai chez moi la mort dans l'âme. Il est un autre épisode que je ne peux toujours pas évoquer sans un arrière-goût d'humiliation. Partant de l'idée stupide et dangereuse que les filles laides doivent forcément être plus gentilles et plus modestes que les beautés, j'invitai un jour un véritable laideron à aller voir un film. A l'heure convenue, je l'attendais devant le cinéma, bien habillé et les cheveux coupés de frais. Elle arriva avec un quart d'heure de retard, et en compagnie de deux de ses amies. Quand elles me virent, elles se mirent à s'esclaffer sottement, et elles passèrent devant moi sans même répondre à mon bonjour. Pour tout dire, elles n'auraient pas pu prononcer une parole, l'auraient-elles voulu. Elles riaient si fort qu'elles n'arrivaient même pas à marcher droit — on aurait cru qu'elles allaient se briser en deux. Comme je les observais, complètement ahuri et couvert de honte, j'entendis mon laideron s'écrier : « Vous voyez, je ne vous ai pas menti, j'avais bien rendez-vous avec un garçon. » J'allai voir le film tout seul, et je pleurai dans le noir. Pourquoi riaient-elles ainsi? Étais-je répugnant? Qu'y avait-il de si drôle? Je connus, bien sûr, des occasions plus heureuses, où les filles étaient fidèles au rendez-vous et se permettaient même quelques privautés. J'avais l'impression d'être dans un avion qui fonce sur la piste d'envol dans un sens, puis dans l'autre, sans jamais décoller. Je commençai à me sentir laid, indésirable, sans défense. Et comment pourrait-il en être autrement quand une fille plonge sa langue dans votre bouche, et puis la retire résolument, comme si c'en était déjà trop de cette lampée? Mes camarades de classe avaient dû connaître des expériences tout aussi déconcertantes, car apparemment nous avions tous une dent contre les filles, tout en étant obsédés par elle. Et il ne fallait pas grand-chose pour transformer notre passion en hostilité. Un matin, j'arrivai au lycée en retard, et trouvai la classe en effervescence. Il n'y avait pas trace du professeur, et un des élèves était au tableau, une craie rouge à la main. En lettres de soixante centimètres de haut et de trente centimètres de large, il recouvrait la surface noire du mot le plus obscène de la langue hongroise — synonyme de vagin. Les autres, assis à leur place, essayaient de prononcer le mot rouge tous ensemble, d'une voix semi-goguenarde et hésitante pour commencer. Pina ! Pina ! Pour donner plus de poids au mot, ils se mirent à taper du pied par terre et à marteler les tables avec leurs poings. Écarlates d'excitation et d'effort physique, ils braillèrent bientôt le mot comme des sauvages, mais en le rythmant de façon fort appropriée. Tandis qu'ils trépignaient ainsi, de la poussière s'éleva du plancher, transformant en véritable tornade cette éruption soudaine. Pina! Pina! Ces garçons se vengeaient de toutes les questions du genre : « Qu'est-ce que tu crois? » et « Qu'est-ce que tu veux de plus? » A les voir trépigner, marteler les tables et hurler le mot interdit, il n'y avait pas à se tromper sur le sens et le but de leur attitude. Notre but à tous, devrais-je dire, car je m'étais précipité à ma place pour me joindre à toute la bande. Je sentais les lames du plancher ployer et les murs trembler tandis que tout le bâtiment résonnait de notre cri de guerre : Pina ! 

Pina ! Une des fenêtres branlantes s'ouvrit soudain toute grande, et le mot rouge s'envola dans la rue. Dans ce quartier tranquille de la vieille ville, où les maisons ne sont pas très hautes et la circulation presque inexistante le jour, nos voix durent porter loin et clouer sur place les vieilles dames, les ménagères et les facteurs en tournée. Cette idée plaisante que le monde extérieur nous écoutait, étonné et inquiet, nous incita à redoubler nos efforts. Quand cette fenêtre s'ouvrit, nous nous mîmes tous à brailler encore plus fort. Mais le volume sonore ne brouillait pas le sens, ce n'était pas un simple rugissement confus et ambigu, c'était le Mot, d'une clarté et d'une réalité immanquables, proféré pour abattre l'école et la ville, pour frapper d'une crise cardiaque aussi bien nos ennemis que nos amis. Notre salle de classe était au premier étage, et je m'attendais à nous voir tous passer au travers du plancher et atterrir sur la tête des petits. Ce qui ne m'empêcha pas de continuer à taper des pieds et à cogner des poings avec une violence telle qu'ils restèrent douloureux pendant des jours et des jours. Finalement, le principal se précipita dans la classe. Il s'arrêta soudain dans son élan, comme paralysé par l'horreur du spectacle. Il se mit à crier après nous mais, si nous voyions ses lèvres bouger, nous n'entendions pas ce qu'il disait. Pina! couvrait le son de sa voix. C'est seulement lorsque deux policiers parurent dans l'embrasure de la porte qu'il parvint à nous faire taire. Après une accalmie brève et tendue, pendant laquelle la poussière retomba sur le sol et au fond de notre gorge, il nous demanda d'une voix faible : « Êtes-vous tous devenus fous? » Les deux policiers restèrent à la porte à écouter le petit discours du principal, en faisant des signes d'approbation et en hochant légèrement la tête d'un air faussement choqué. Ce principal était un homme maigre, blond, avec un début de calvitie à faire pitié, et nous l'avions surnommé la Pédale, tout en sachant bien qu'il était marié et père de cinq enfants, et avait une liaison avec sa secrétaire. En éducateur progressiste, il tenta de nous expliquer combien nous nous étions comportés d'une manière infantile. Plutôt qu'un sermon sur le péché et l'obscénité, il nous fit un cours sur les conséquences sociales de la grossièreté et du manque de considération pour autrui, et sur la nécessité de s'en remettre à la raison. Pourtant, il était lui-même dans un état d'esprit si peu rationnel qu'il se dirigea vers la fenêtre ouverte et la ferma, comme s'il tentait vainement de retenir à l'intérieur de la classe le Mot qui s'en était envolé depuis longtemps. En fait, il avait l'esprit si embrouillé qu'il ne parvint pas à trouver une circonlocution appropriée pour nous paraphraser, et que le Mot lui échappa une fois. Ce qui ne suscita qu'un faible et bref émoi. Nous étions las et satisfaits, contents d'avoir dit ce que nous avions à dire. Plus tard, nous apprîmes que notre professeur de maths, dont l'absence à notre cours avait été portée à l'attention du principal de façon si dramatique, était privé d'une semaine de salaire. Mais pourquoi donc punir le professeur de maths ? Le principal aurait mieux fait, me disais-je, de punir ces petites affreuses qui rient comme des sottes, ces filles angéliques et timides effarouchées par un rien. Ma mère ne partageait pas mon opinion sur le sujet. Chaque fois que je lui parlais candidement de mes difficultés — par exemple de cette fille qui était venue au rendez-vous avec deux autres et ne s'était pas même arrêtée en me voyant —, elle me disait de ne pas m'inquiéter. « Tout cela passera — ça fait partie de l'adolescence », disait-elle. Mais je n'avais pas envie d'attendre que mes problèmes disparaissent avec le temps — je voulais m'en débarrasser. À ce moment-là, le film de Claude Autant-Lara Le Diable au corps faisait fureur en France, et j'allai le voir une bonne douzaine de fois. Il s'agissait d'une histoire d'amour entre un jeune homme et une femme plus âgée, exquise et passionnée. En voyant de quelle manière enjôleuse Micheline Pres le amenait Gérard Philippe à faire l'amour avec elle, je me dis que ce qui n'allait pas chez moi, c'est que j'avais à faire à des filles trop jeunes. Nos difficultés tenaient au poids de notre double ignorance. Notre professeur d'anglais nous pré-sentait Roméo et Juliette comme la victoire des jeunes amours sur la mort. Quand je lus la pièce, je me dis qu'il s'agissait au contraire du triomphe de l'ignorance juvénile sur l'amour et la vie. Car vraiment, il fallait être deux gamins ignares pour se donner la mort juste au moment où ils se trouvaient enfin réunis, après tant de peines et d'intrigues! Et je continue à penser que, s'ils ont le choix, garçons et filles devraient rester chacun de leur côté. Aujourd'hui, les filles sont plus faciles — beaucoup trop pour leur bien — et le plus souvent ce sont elles qui en pâtissent, plutôt que les garçons. Mais dans un cas comme dans l'autre, l'adolescence peut être un enfer. Alors pourquoi vivre cet enfer à deux ? Essayer de faire l'amour avec quelqu'un qui a aussi peu d'expérience que l'on en a soi-même me semble à peu près aussi insensé que de s'aventurer en eau pro-fonde avec quelqu'un qui ne sait pas nager non plus. Même si on ne se noie pas, le choc est terrible. Pourquoi se faire du mal? Quand je vois un homme approcher une femme avec de pénibles hésitations — comme s'il avait à s'excuser de quelque chose, comme si cette femme devait subir son désir plutôt que de le partager —, je me demande si cet homme-là n'a pas été malmené par les filles dans sa jeunesse. Et comment se fait-il que tant d'hommes considèrent les femmes comme leurs ennemies? Quand j'entends des hommes rire de propos vicieux ou vulgaires sur les femmes, j'ai l'impression de me retrouver dans cette classe déchaînée, le jour où nous voulûmes faire tomber les murs de la ville en proférant la pire obscénité qui nous vînt à l'esprit. Mais notre déchaînement n'avait rien à voir avec de quelconques reproches que l'on pourrait faire aux femmes — il était inspiré par le fait que les filles jeunes ne supportent pas le spectacle étrange d'un garçon qui hisse pavillon. J'ai pourtant connu une fille qui supportait assez facilement la chose. Julika et moi avions tous les deux quinze ans à l'époque, mais elle était plus grande que moi et plus posée. « Andràs, il ne faut pas porter des jugements hâtifs sur les gens », me conseillait-elle souvent. « Tu es toujours trop pressé en tout. » Une brunette directe et équilibrée, avec des nattes. Nous avions fait connaissance à l'automne, et je me souviens être allé la voir par un bel après-midi d'hiver où les flocons de neige semblaient flotter dans l'air ensoleillé au lieu de se poser sur le sol. Ce devait être peu de temps après Noël, car il y avait encore un arbre décoré dans la salle de séjour. Ses parents n'étaient pas là, et Julika m'offrit du thé et du gâteau aux noix, puis elle me montra ses cadeaux, y compris une chemise de nuit en soie qu'elle avait reçue de sa mère. Après quelques caresses enflammées sur le canapé, je la persuadai de me présenter l'article sur elle. J'attendis dans le séjour pendant qu'elle se retirait pour la passer, ce qui sembla prendre un temps infini. Julika reparut enfin dans sa chemise de nuit de soie rose. Pour une meilleure visibilité, elle était nue sous l'étoffe transparente, qui cependant lui recouvrait le corps de la tête au pied, ce qui devait la rassurer. Elle évolua devant moi avec une parfaite aisance, tournant et retournant plusieurs fois pour que je puisse admirer les plis au-dessous de la taille. Finalement, je pus voir jusqu'en haut ses longues, très longues jambes minces. Au début, ses lourdes nattes brunes pendaient sur sa poitrine, mais quand elle les rejeta en arrière, je pus aussi distinguer ses jolis seins en forme de poire. Ils s'arrondissaient vers le bas et les mamelons plantaient deux pointes plus foncées dans la soie. Elle avait une grande bouche généreuse et un drôle de nez qu'elle arrivait à faire bouger d'un côté ou de l'autre — pour me faire signe de l'embrasser. Nous recommençâmes à nous bécoter, et bientôt nous nous retrouvâmes dans la chambre des parents, sur leur grand lit. Je lui ôtai sa chemise de soie, que je laissai tomber à terre. Julika était, tout autant que moi, prête à s'exécuter, mais sans doute avec plus d'appréhension et d'inquiétude quant à ce qui allait se passer. Elle était allongée sur le dessus-de-lit, ses longues jambes fraîches écartées dans une pose encourageante, mais immobile. Elle ouvrit et ferma les yeux d'un air affolé, sourit héroïquement, et se mit à trembler. « Je te fais peur, Julika », dis-je, moi-même perdu, troublé, et cherchant peut-être à faire marche arrière sans perdre la face. « Si tu n'en as pas envie, je ne te toucherai pas. Je ne veux pas te prendre de force. — Mais non, que tu es bête ! J'ai un peu peur, c'est tout! » insista-t-elle. Comme ses doigts effleurèrent par mégarde mon membre en érection, elle mit les mains sous son petit derrière et détourna la tête en susurrant de façon presque inaudible : « Ne fais pas attention. Vas-y. » J'essayai de la pénétrer, mais elle était si étroite que je n'y arrivai pas. Alors nous recommençâmes à nous embrasser, mais du bout des lèvres et avec de longs temps d'arrêt — pas du tout comme dans la salle de séjour ou dans les rues sombres, le soir. De temps à autre, j'essayai de forcer l'entrée, mais ne sachant pas comment m'y prendre pour dépuceler une femme, et ne recevant d'autre aide de sa part que son bon vouloir inquiet, je me heurtai à des échecs successifs. Le pire, c'est qu'au bout d'un moment Julika redevint parfaite-ment calme. Elle me regarda avec des yeux un peu plus grands que d'habitude, mais elle n'avait plus peur et ne tremblait plus : elle restait allongée sur le dessus-de-lit vert, immobile et détendue — l'air de s'ennuyer un peu, me dis-je. Au bout d'une demi-heure, mes vains efforts et la honte me donnèrent des suées. « Il fait froid, me dit Julika en se relevant. Je ferais mieux de remettre ma chemise de nuit. » Quand je voulus m'excuser, elle m'arrêta avec un baiser fraternel. « Il faisait sans doute trop froid aussi pour toi. On réessaiera au printemps. » Nous restâmes ainsi un moment à nous caresser, et quand enfin elle se leva pour aller se rhabiller dans sa chambre — me demandant de remettre le dessus-de-lit en place pendant ce temps-là —, elle me dit en faisant une petite pirouette devant la porte : « Enfin, c'est une jolie chemise de nuit, tu ne trouves pas? » J'acquiesçai avec gratitude, concluant qu'elle ne m'en voulait pas. Mais elle? Quel effet lui avais-je fait? Je devais l'appeler le lendemain, mais je m'abstins, ainsi que le surlendemain, et les jours suivants. J'avais honte de me présenter devant elle. Autant dire que les jeunes filles feraient mieux de montrer leur chemise de nuit à des hommes mûrs. 

J'en arrivai au point où je perdais quasiment la tête quand une femme se serrait contre moi dans un auto-bus bondé. J'essayai de me concentrer sur mes études, et j'acquis l'air sérieux de tous les étudiants consciencieux dont l'esprit ne s'appesantit que sur les Sujets Importants et sur le viol. J'avais un ami, un génie en musique, tout petit et binoclard : il avait quinze ans lui aussi, mais il en était déjà à sa dernière année à l'Académie de musique pour la direction d'orchestre. J'ai lu dans le journal il y a quelques semaines qu'il avait donné un concert triomphal à Milan. A cette époque-là, nous nous masturbions ensemble sans grande joie. Je le reverrai toujours un soir dans ma chambre s'interrompre et lâcher sa baguette de chef avec un cri de désespoir : « Diable, pour ça, on a besoin d'une femme ! » Et cependant, je connaissais déjà la femme qui devait devenir ma première maîtresse — en fait, je la connais-sais depuis que j'étais revenu d'Autriche.

Dans notre spacieux immeuble baroque habitait un couple d'âge moyen, du nom de Horvath, dont j'avais fait la connaissance dans l'ascenseur peu de temps après notre emménagement. Tous deux appréciaient mon intérêt pour la littérature et ils m'encouragèrent à leur emprunter des livres ; mais comme M. Horvath était absent de chez lui une grande partie du temps, c'est en fait à Maya, sa femme, que j'empruntais les livres. Elle avait une formation d'économiste, mais elle ne travaillait pas, et elle était généralement chez elle l'après-midi. Elle ne m'invitait jamais à m'asseoir, mais quand j'avais choisi, elle me mettait les volumes dans les mains avec quelque parole aimable. J'étais terriblement impressionné de l'entendre me parler des siècles comme s'il s'était agi de personnes. « Ce siècle ne vaut rien, me dit-elle un jour. Tu ne devrais pas lire ces romanciers modernes — ils inventent, ni plus ni moins. Stendhal, Balzac, Tolstoï — eux t'apprendront beaucoup sur la façon dont les gens pensent et ressentent les choses. » Grâce à elle, je devins un admirateur enthousiaste des romanciers français et russes du dix-neuvième, et ils m'apprirent beaucoup sur les femmes que je devais rencontrer au cours de ma vie. Une des découvertes que je fis, c'est qu'une femme est souvent charmée par la maladresse et le manque d'expérience d'un jeune homme. C'est ainsi que j'en vins à confesser mon ignorance à Mme Horvath. Je me résolus à lui demander conseil sur la manière et les moyens de séduire les filles. Un samedi matin, je me trouvai nez à nez avec elle sous la haute voûte de notre hall d'entrée au décor extravagant. Un soleil radieux entrait par la grande porte ouverte, illuminant les grains de poussière sur la pierre et en suspens dans l'air. Mme Horvath prenait son courrier dans sa boîte aux lettres. 

« Comme tu grandis vite, Andrâs, dit-elle en me voyant. Tu vas bientôt me dépasser ! » Elle me pria de me tenir debout à côté d'elle, et, en effet, nous étions de la même taille. Je notai avec étonnement qu'elle était plus petite que beaucoup d'adolescentes avec qui je sortais. Du coup, je la regardai. Mais je ne vis pas grand-chose, car je me sentis tomber en pâmoison et fus pris de ces crampes d'estomac qui s'emparaient toujours de moi quand je me trouvais aux côtés d'une femme, fût-ce une étrangère sans aucun charme à bord d'un autobus. Je me souviens avoir remarqué son poignet maigre et délicat, et la couleur de sa robe, qui était jaune. Mais à présent je la vois nettement, telle qu'elle a toujours été : une petite femme brune d'une quarantaine d'années, à la silhouette d'une beauté très étrange. Elle était mince, et d'ossature fragile, mais elle avait une poitrine et des hanches opulentes — énormes même, par rapport au reste de son corps, et pourtant s'accordant harmonieusement avec l'ensemble. Ce corps était le dualisme occidental fait chair : avec son doux visage, ses lèvres fines et ses épaules frêles, elle avait l'air d'une créature éthérée et sublime (ce qui expliquait peut-être que j'aie mis si longtemps à me poser des questions sur la femme qu'elle était), mais les formes très accusées de sa poitrine et de ses hanches témoignaient d'une sensualité bien de ce monde. En retournant vers l'ascenseur — ce vieil ascenseur romantique vitré en bois sculpté, dans lequel, plus tard, nous avions pris l'habitude de nous migoter — elle observa, l'air un peu inquiet : « Tu grandis trop vite. Prends garde de ne pas devenir phtisique. » Je partais pour un rendez-vous matinal avec une fille, en sachant bien que ce serait sans suite. Je lorgnai Mme Horvath jusqu'à ce que les portes de l'ascenseur se referment, et, pour la première fois, j'essayai de l'imaginer nue. Je commençai à me demander si elle aimait son époux. Ils n'avaient pas d'enfants, ils étaient mariés depuis plus de dix ans — or n'avais-je pas appris, à lire des romans, quel pouvait être l'effet de dix ans de mariage? Après dîner, je leur reportai les livres, sans les avoir terminés. C'était un samedi soir, et pourtant elle était seule. « Je prends un café, tu ne veux pas m'accompagner? me demanda-t-elle. Justement, cet après-midi, je me disais que ce n'était guère courtois de notre part de ne t'avoir encore jamais invité à t'asseoir. — Je ne vous fais pas de reproches! » protestai-je gaie-ment. Pour la première fois aussi, elle s'expliqua sur l'absence de son mari. « Béla a dû retourner au bureau — on le fait trop travailler. » Elle m'emmena dans leur grande salle de séjour, qui m'avait toujours beaucoup plu : il y avait deux murs cou-verts de livres jusqu'au plafond, des lampes à abat-jour, de petits fauteuils dorés, et un grand nombre de petites tables. La pièce était meublée de façon moderne, mais elle avait l'élégance discrète des choses anciennes, et des teintes douces. Alors que nous prenions place pour le café, chacun à une extrémité d'une longue table basse, dans les minuscules fauteuils, elle me demanda comment je me débrouillais au lycée. Au lycée, ça allait, lui dis-je, mais ce qui me rendait fou, c'était le rire idiot de la fille avec qui je sortais. Ne m'attendant pas vrai-ment à une réponse, je la regardai à la dérobée pendant qu'elle servait le café : les deux boutons du haut de son peignoir en velours jaune étaient défaits, mais le tissu restait en place au-dessus de la poitrine. « C'est peut-être parce que tu l'intimides qu'elle rit...
Nabilla