Bien qu'avertie de l'étendue de la ville, Celia s'étonna de sa complexité. Mais il y a trop de rues ! Jamais je ne trouverai Bruton Street. M. Carlisle l'indiqua sans hésiter, et dessina du doigt un itinéraire à partir de la Tamise. Cette rue se trouve ici, dans Mayfair, un quartier élégant. Je vous confie ce plan. Vous me le renverrez par la poste ou par porteur, si vous le voulez, à l'auberge Carlisle de Shoreditch. Elle appartient à mon frère. Celia entrouvrit son réticule pour y introduire le plan que son occasionnel compagnon de voyage avait discrètement replié, et le remercia de grand cœur. Elle se reprochait ses préventions excessives. Mais une jeune fille seule n'a-t-elle pas plus que d'autres le devoir de se montrer prudente? Comme les passagers se pressaient en foule au moment du débarquement, celui-ci se fit dans un certain désordre. Celia n'aurait pas refusé l'assistance de l'obligeant M. Carlisle en une telle occasion, mais ce fut en vain qu'elle le chercha des yeux. Il s'était discrètement éclipsé. 
Parvenue à l'hôtel particulier des Leverton sans encombre ni detours, Celia eut une pensée pour son ennemi. La richesse et la puissance qu'exprimait cette noble architecture étaient bien celles d'un certain monde, celui-là même auquel appartenait lord Northington. Pénétrer dans ce milieu, s'y faire admettre, telle serait la première étape de son entreprise. Le majordome qui la reçut ne fit rien pour l'encourager. — Madame la baronne ny est pour personne, dit-il en la considérant de haut. Laissez votre carte, mademoiselle, si vous le jugez utile. Sans doute estimait-il sa présence assez indésirable pour troubler l'aristocratique atmosphère du lieu. Puisqu'elle aurait sans doute à affronter des individus d'une tout autre condition, Celia se devait de ne pas s'en laisser imposer par un domestique. Elle se fit ironique et condescendante. — Il serait malséant de priver lady Leverton du plaisir de ma visite, mon ami. Ayez la bonté de me faire annoncer sur l'heure. 
Le major d’home jeta un coup d'œil hésitant au bristol qu'elle lui donnait, et se résolut à requérir les services d'une femme de chambre. — Nabilla, vous conduirez mademoiselle au petit salon. D'abord enchantée de cette première victoire, Celia se trouva bientôt déconcertée par les dimensions extravagantes et le luxe de la pièce que l'on nommait le petit salon. Les meubles d'acajou, les canapés, les figurines, les tableaux, les fleurs fraîches dans leurs vases de cristal et jusqu'à la cheminée où brûlait un bon feu constituaient un décor dans lequel l'orpheline se trouvait déplacée. Linquiétude l'étreignit. Pourrait-elle jouer convenablement son rôle d’escort girl, se faire passer pour ce qu'elle n'était pas ? 

Sans doute usait-elle de déloyauté à l'égard de sa marraine. Mais comment se dispenser de ce subterfuge, le seul qui pût lui donner accès au monde dans lequel évoluaient Northington et ses pairs ? Puisque sa vengeance impliquait cette imposture, il lui fallait l'assumer, et en espérer le succès. Son attente fut brève, et les premiers instants de la rencontre des plus prometteurs. Avant que n'apparaisse la baronne, on l'entendait déjà rire et s'écrier joyeusement : Celia Sinclair, est-ce possible ? Vous voici parmi nous, enfin ! Venez que je vous embrasse... Oh, mon Dieu, je crois revoir votre maman, ma chère Léonie. Riant et pleurant à la fois, elle serrait dans ses bras une Celia étonnée et ravie, rassurée d'un coup sur l'accueil qui lui était réservé. Jamais elle n'avait osé l'imaginer aussi chaleureux. L’éloignement dans le temps et dans l'espace n'avait pas laissé présager tant de spontanéité et d'enthousiasme. Installée avec sa marraine sur un confortable canapé, Celia dut d'abord donner des précisions sur les circonstances du décès de sa mère, qu'elle se contenta d'imputer à un accès de fièvre. Elle ne put retenir ses larmes, mais la baronne, qui d'emblée avait décidé que sa filleule rappellerait Jacqueline, fit preuve de réalisme en évitant de succomber à la sensiblerie, comme son naturel exubérant aurait pu le faire craindre. Ce décès prématuré est une chose affreuse. La vie nous réserve de ces épreuves, hélas, qu'il nous faut bien accepter. Ma pauvre Léonie, si belle, si brillante... Je l'adorais, savez-vous, tout comme je me dispose à vous aimer. Quel mariage romanesque elle a fait, et quel beau garçon que votre père ! Ils s’aimaient si tendrement ! Tout le monde l'aimait, d'ailleurs. Avant de rencontrer son Samuel, elle se plaignait de ses propres succès. Elle prétendait que sa beauté faisait son malheur. A tort, naturellement. Celia sentit son cœur se serrer. Sa mère n'avait pas tort. Sa beauté l'avait conduite au désespoir et à la mort, en éveillant la concupiscence de lord Northington. — A votre tour, s'exclamait Jacqueline, vous allez être la coqueluche du Tout-Londres, j'en ai la certitude ! Que de cœurs vont briser ces beaux yeux verts, cette chevelure dorée ! Un duc, vous allez épouser un duc, ou plutôt un prince ! Elle éclata de rire, la tête penchée, tel un oiseau malicieux, et Celia éprouva les effets euphorisants de cette bonne humeur communicative. _ Et maintenant, Celia, je vais vous conduire à votre chambre, décida la baronne en se levant soudain. Vous allez vous reposer jusqu'au dîner. Demain, vous découvrirez Londres. Votre présence va enchanter le baron William, mon mari, et ma fille aussi, bien sûr. Caroline prépare son entrée dans le monde. Voyez ma chance : j'aurai désormais deux beautés à présenter aux yeux éblouis de l'élite ! Accoutumée par l'orphelinat à la promiscuité du dortoir, Celia ne parvenait pas à croire qu'elle occuperait seule, au second étage, la vaste chambre que lui proposait Jacqueline Leverton. — Mais bien sûr, ma chère, vous êtes ici chez vous. S'il vous manque un meuble, si vous voulez modifier l'organisation de la pièce, l'intendante vous donnera satisfaction. Mais à propos, vous n'avez pas que cette malle, naturellement. Où sont les autres ? Au débarcadère, je suppose, sous la surveillance de votre femme de chambre ? Bien qu'elle sentît ses joues se colorer, Celia parvint à débiter sans se troubler le mensonge qu'elle avait soigneusement préparé. — Mes bagages ont, hélas, été égarés la veille de mon embarquement. Je regrette surtout mes bijoux, et mes robes. Pour comble de malchance, ma femme de chambre a dû s'atteler pour soigner une entorse... Ma pauvre petite ! Vous vous êtes trouvée contrainte d'effectuer seule ce long voyage ! Mais ne pensez plus à ces petits malheurs, nous allons y remédier. Venez vous asseoir, et parlez-moi de vos projets. Des projets... Je n'en ai guère, en vérité. Je suis si malheureuse depuis le décès de maman. Vous êtes Ma famille, la seule qui me reste. Si vous voulez bien accepter ma présence... — Mais bien sûr, ma chérie, cela va de soi ! Je regrette tellement que vous ayez tant tardé à nous rejoindre ! Vous êtes une Saint-Remi, comme moi, nous sommes du même sang. A ce propos, Jarvis a fait tout à l'heure une erreur, il a prononcé Saint-Clair, au lieu de Sinclair. Mais je ne m'y suis pas trompée, j'ai tout de suite reconnu le nom de votre père. Sur le point d'avancer un nouveau mensonge, Celia parvint à ne pas trahir son émotion. Elle avait donné à son nom une consonance française dans le seul but d'échapper à l'attention de Northington. En fait, votre majordome ne s'est pas trompé, dit-elle. Après la mort de mon père, maman a voulu prendre le nom de Saint-Clair pour éviter l'animosité des officiers anglais. La famille Sinclair avait tout perdu pendant la guerre, et papa, son dernier descendant, a trouvé la mort au cours d'une bataille navale. Son navire, qu'il commandait, a été plus tard confisqué et vendu. Maman a pensé qu'il était préférable de composer avec les dures réalités de la vie. Je me suis pliée à sa volonté. Je reconnais bien là son esprit pratique, dit la baronne. Mais puisqu'à Londres vous n'avez rien à craindre, vous allez pouvoir reprendre votre véritable patronyme, n est-ce pas ? Nous l'avions en fait retrouvé, puisque SaintClair était jadis le nom de la famille.